Lettre de Denise à Philippe, Clichy, mardi 19 avril 1938

Je t’écris quelques mots avant de me coucher pour que tu saches que je pense toujours à toi. Je n’ai pas eu le courage de t’écrire hier et dimanche, j’étais trop triste. J’avais beau regarder mon alliance, je n’avais pas du tout l’impression que nous étions mariés. Qu’y a-t-il de changé ? Nous ne sommes pas plus souvent ensemble.

(Mon stylo écrit très mal)

Je ne sais plus que penser au sujet de l’histoire Brest-Toulon. J’attends … comme toi[1].

Je viens de lire « Daphne Adeane » de Maurice Baring[2] –en français. C’est un livre très célèbre que j’avais envie de connaître depuis longtemps. Je l’ai acheté avec le produit de la vente de ta littérature anglaise, douze francs ! Je suis assez perplexe, c’est un livre plutôt irritant. Au début, il m’a semblé superficiel, à la fin je ne sais plus.

C’est un peu l’histoire de Heine qui aimait un autre homme ; mais celui-ci à son tour, … etc. Il y a beaucoup d’autres choses qui viennent se greffer là-dessus. Par moment, ça ressemble à du Lawrence[3] mais un Lawrence beaucoup moins vigoureux et infiniment plus convenable. Au fond, j’aime assez Lawrence, il y a en lui une grande force puissante et sauvage parfois.

Phil, je voudrais bien que tu sois auprès de moi. Je suis si triste, si triste. Le reste, ça m’est égal au fond, je veux seulement t’avoir à moi tout le temps.

Je t’écrirai une longue lettre demain. Cette nuit, je suis un peu abrutie. Je voulais seulement te dire que je t’aime.

P.S. : je suis ennuyée qu’on ait dû t’arracher une dent. Est-ce la seule qui te faisait mal ? J’espère que tu feras bien soigner les autres maintenant…[4]

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[1] Philippe est écartelé entre les deux extrémités de la France : sera-t-il affecté à Brest ou à Toulon ? La décision tarde à venir, impactant sur leur vie future.

[2] Maurice Baring (1874–1945) est un homme de lettres et diplomate britannique. Daphne Adeane est un roman publié en 1927.

[3] Denise fait allusion à D. H. Lawrence (1885-1930) auteur du célèbre « Lady Chatterley », publié en 1928.

[4] Les problèmes dentaires de Philippe seraient venus, m’a-t-on dit dans mon enfance, de carences provoquées par le scorbut, attrapé pendant ses voyages en Amérique du Sud. Il perdit toutes ses dents et portait un dentier, dans mon souvenir d’enfant.