Lettre de Denise à Philippe, Clichy lundi 25 avril 1938

J’ai été contente de penser que nous allions à Toulon, et triste que tu ne m’annonces pas encore ton arrivée. Cela fera un mois vendredi que nous sommes mariés, et nous sommes restés ensemble treize jours.

Il y a une chose drôle. Sur ce fameux Vautour est enseigne de 2^ème classe le jeune «Pierrot[1]» -impossible maintenant de me rappeler son nom de famille- que les Rosé destinaient à Mado [2]! (je crois que ça n’a pas marché). Si le contrôle est fini le 1^er mai, tu seras parti une semaine sur deux. Ce sera gai !

J’ai passé la journée avec Isabel (Moralès) samedi dernier. Tu me l’avais dépeinte tellement énorme que je l’ai trouvée presque mince. Je l’ai reconnue, mais elle, pas moi. C’est vrai que j’avais une quinzaine d’années la dernière fois qu’elle m’avait vue. Sa petite fille est gentille et douce. Elles sont à Paris avec la secrétaire de la légation de Bolivie[3] et le consul[4] de San Salvador.

Nous sommes sorties avec le consul, un brave minuscule homme qui m’a annoncé d’un air placide qu’il allait peut-être se trouver dans l’obligation de faire un coup d’état dans son pays parce que le parti des militaires veut qu’il remplace l’actuel Président de la République. Il est « coronel » (Isabel l’appelait comme cela, je pensais que c’était son prénom). Ça doit être le seul grade existant, dans l’armée salvadorienne, avec celui de général !

Nous avons été déjeuner chez K’nam tous les quatre (la secrétaire n’y était pas, il paraît qu’elle a un sale caractère).

  

Là, ils ont commandé tout ce que je commandais pour moi. Devant le caviar rouge, ils avaient la même tête que Cabanet[5], tout en assurant qu’ils trouvaient ça excellent. Ensuite, je demande des bitkis[6] sauce Madère en leur conseillant de manger plutôt de la cuisine française. Mais ils ne voulaient rien entendre. On apporte les bitkis. Exclamations. « Mais c’est du … [7]» Il paraît que c’est aussi un plat espagnol.

Bon, je demande du Kacha Gourieff[8]. Re-exclamations, mais en anglais…

Ensuite, nous sommes allés au Florian[9], un grand café des Champs Elysées où il y a un orchestre espagnol.

Isabel s’arrêtait devant chaque magasin, le consul avait toujours l’air réjoui et la petite Beatrix faisait des moulinets terribles avec son parapluie. Je me demandais où nous pourrions bien aller le soir, sur trois, il ya en avait deux qui ne comprenaient pas le français. Alors, j’ai eu une idée de génie, je les ai emmenés au Châtelet ! où l’on donnait une opérette tzigane avec André Baugé[10].

Comme ce sont des âmes simples, ils ont trouvé ça magnifique, et Isabel a même déclaré qu’à Londres, on ne pouvait pas voir des choses aussi « beautiful ».

L’orchestre tzigane du Châtelet est celui du Pavillon de Roumanie –tu te souviens ?- et on y entend le fameux Fanica Luca[11], le joueur de flûte de Pan.

Je déjeune avec Isabel mercredi –elle reste encore cette semaine- et je dîne avec Chiffon[12] ce même jour.

 

Ça y est, je me souviens du nom du candidat récalcitrant à la main de Mado, c’est Loury[13].

Si tu arrives avant le départ d’Isabel, on pourra aller ensemble à Tabarin.

Je ne sais pas s’ils donnent encore le french-cancan, c’était assez gentil. Et puis entre les attractions on peut danser. Comme ça, nous aurons été ensemble dans une boite de nuit, et comme Isabel est encore plus enthousiasmée par tout cela que ton ancien commandant, ce sera peut-être un peu plus amusant.

Comme je voudrais que tu sois ici, Phil, je m’ennuie tant de toi.

Samedi dernier, je ne sais pourquoi, j’étais persuadée que tu allais arriver pendant mon absence. Et j’étais pleine de remords en écoutant « Le chant du Tzigane[14] »

Cela m’ennuie de te parler encore une fois d’argent, mais est-ce que tu as une idée quelconque sur ce que tu vas toucher ? Parce que, vraiment, je suis à sec. Il me reste seulement cent francs, cette stupide assurance n’a pas encore payé et le notaire n’a pas fini notre contrat. Est-ce que votre solde d’enseigne partira de votre nomination officielle ou du 15 avril ? C’est drôle qu’ils paient mon voyage de Paris à Toulon, et pas de Brest à Toulon. Parce qu’enfin, c’est à Brest que je devrais être, puisque tu y es (donc, le domicile conjugal !). Tu es sûr de ne pas t’être trompé ?

Je pense que tu seras ici à la fin de cette semaine, Dieu, que c’est long.

Je n’ai pas écrit à ta mère que tu allais avoir dix jours de permission.

Où est-ce que Langle[15] est nommé ? et Dyèvre[16] ? et Canes ? Est-ce que le Cdt Bonnot t’a répondu ?

P.S. : As-tu envoyé une carte aux neveux de M^elle Gorge ? Et à elle ?

As-tu pensé à la broche de Lorraine ? J’ai retrouvé la mienne.

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[1] Pierrot Loury

[2] Madeleine Rosé, sœur de Lucien le mari de Simone.

[3] Trouver le nom de cette secrétaire se révèle ardu, mais son « patron », autrement dit, le ministre, chef de la légation de Bolivie en France s’appelait Simon Iturri Patiño (1860-1947), connu pour être un pionnier de l'exploitation de l'étain et un multimilliardaire surnommé "le Rockefeller des Andes". Le siège de la légation à Paris était situé 3, square de l’Avenue du Bois dans le 16^ème arrondissement.

[4] Même difficulté à découvrir le nom du consul qui n’est pas devenu président de la République du San Salvador. Par contre, son supérieur hiérarchique, le ministre, chef de légation de San Salvador à Paris, se nommait S.E. docteur Joaquin Paredes. En 1934, ce Paredes était nommé consul général du Salvador en France, mais il ne peut s’agir de la même personne en 1938. En ce qui concerne le San Salvador, aucun coup d’état ne se produisit et le Général Maximiliano Hernandez Martinez,  désigné comme Président de la République en 1931, et menant une politique dictatoriale fascisante, n’abandonna le pouvoir que le 9 mai 1944, à la suite d’une grève générale. Ce petit consul, dont Denise nous dresse le portrait, n’avait rien d’un Bonaparte et était donc un vantard auprès de ces dames.

[5] Cabanet, un ancien camarade de Philipe lorsqu’il préparait son concours à Bordeaux. Cabanet ayant raté le concours, s’est engagé dans les Chasseurs Alpins et a disparu de la circulation.

[6] Bitkis : beefsteaks hachés à la russe.

[7] La recette des boulettes de bœuf à l’espagnole s’appelle Albóndigas.

[8] Kacha Gourieff : dessert russe à la semoule

[9] La Café Le Florian,belle et grande brasserie, occupe, à partir de 1937, le rez-de-chaussée de l’Hôtel Claridge.

[10] André Gaston Baugé est un baryton français et acteur de cinéma, né le 4 janvier 1893 à Toulouse (Haute-Garonne) et décédé à Clichy (Hauts-de-Seine) le 25 mai 1966.

[11] Né le 5 avril 1894 en Roumanie, Fanica Luca est initié à la flûte de pan par son père lui même flutiste.

Flutiste mais aussi chanteur, c'est à l'âge de 16 ans qu'il réalise sa première tournée mondiale. Il va alors multiplier les concerts jusqu'en 1937 où il reçoit la palme d'or aux expositions universelles de Paris. Il obtient en 1951 la plus haute distinction musicale dans son propre pays la Roumanie.

Il débute l'enseignement en 1949. Parmi ses élèves, on compte : Georges Zamfir, Damian Luca,  Radu Simion, Constantin Dobre et Nicolae Pirvu.  Ses élèves suivront ses traces et perpétuerons l'héritage Fanica Luca.

[12] Chiffon est le surnom de Denise Dunesme, amie d’enfance de Denise. Carnet d’adresse de Denise : Chiffon Trempat, 21 boulevard Magenta, Paris puis Chiffon Delannoy, 106 rue Cardinet, Paris 17^e, puis 9 rue des Champs, à Asnières.

[13] Pierre Louis Jean Auguste LOURY (1914 - 2003) : Marié avec Simone Lydie Pauline VERDIER-HAVART, inhumé à SANILHAC (Gard). Entre dans la Marine en 1934. Enseigne de vaisseau de 2ème classe le 1er octobre 1936. Enseigne de vaisseau de 1ère classe le 1er octobre 1938. Opte pour le Corps des Administrateurs de l'Inscription maritime. Administrateur de 1ère classe le 1er octobre 1945. Administrateur principal le 4 avril 1951. Idem au 1er janvier 1959.  Port matriculaire CHERBOURG. Administrateur en chef de 2e classe. Retraite en 1969 après congé maladie

[14] Le Chant du tzigane, opérette à grand spectacle en 2 actes et 14 tableaux, représentée au Châtelet à partir du 11/12/1937. André BAUGÉ y interprète le rôle du  Prince Grégor.

[15] Fleuriot de Langle

[16] Je pense qu’il s’agit d’un fils de l’amiral Henri DYÈVRE (1893-1982), Pol DYÈVRE, né en 1918, décédé en août 1941,  à l'âge de 23 ans, de tuberculose, faute de soins. Ecole navale en 1937. Son jeune frère, Yves Dyèvre, né en 1922,  décédé en 1996, entré à l'École Navale en 1939 et Enseigne de vaisseau  en 1940, était trop jeune pour faire partie de cette promotion. Il fit une belle carrière, terminant Capitaine de vaisseau, et commande l'École navale de 1972 à 1975