Lettre de Philippe à Denise, Beyrouth, Lundi 13 juin 1938
Je n’ai pas eu de lettre de toi à Famagouste –je l’ai reçue à Beyrouth en arrivant- ils avaient jugé bon à la poste de ne pas faire suivre.
Ma dernière lettre était de Port-Saïd et le soir où je te l’ai envoyée, une réunion des officiers de la 7èmeBC/T a décidé d’organiser une excursion au Caire pour l’équipage des 3 contre-torpilleurs et que je les accompagnerai. Je suis donc parti le lendemain matin au Caire. Voyage en train, étouffant, avec du sable qui entrait dans le compartiment et recouvrait tout.
En arrivant là-bas –j’avais envoyé une dépêche aux scouts du Caire qui sont venus nous attendre à la gare- j’ai confié mes hommes à l’un d’eux et un garçon de mon âge m’a emmené à l’adresse de Nelly[1] –elle était partie depuis deux mois à ce que j’ai compris- le concierge parlait mal l’anglais ! Alors je suis retourné retrouver mes matelots qui avaient visité un musée pendant ce temps. Je les ai emmené manger et après, déjeuner, nous sommes allés aux pyramides. Je les ai reconnues dès que je les ai vues et elles ne m’ont guère impressionné avec leurs 40 siècles –mais ensuite, je suis allé voir le Sphinx, et lui m’a été sympathique.
Je pense que si j’avais été seul, il m’aurait parlé et dit pourquoi il était là –j’ai vu aussi un temple à côté du sphinx qui était très bien quoique très simple. J’ai pris quelques photos et j’espère que je pourrai te les montrer.
Je pense avoir eu une vision assez personnelle de l’Egypte un peu après Ismaïllah –dans le train- on venait de quitter les bords du canal et l’on n’avait pas encore atteint la vallée du Nil. C’était assez désertique –du sable, et parfois des coins avec de la verdure et une ou deux maisons en boue sèche comme on en voit représentées sur les bas-reliefs et un puits où, pour monter l’eau, il y a une grande perche qui fait levier à une extrémité, un seau au bout d’une corde, à l’autre, une pierre qui fait contrepoids. Il m’a semblé que c’était un des aspects qui ne changent pas car ce que je voyais était exactement ce que j’avais vu en lisant un livre sur l’Egypte antique et en regardant la reproduction d’un bas-relief.
Le lendemain matin, nous sommes partis pour Famagouste –arrivée vers 10h du matin, réception à 17h au club anglais, et le lendemain après-midi, je suis allé me promener.
Il y a deux villes, l’une moderne –n’en parlons pas- l’autre qui date du moyen-âge. Famagouste a appartenu à un croisé –Lusignan- puis aux Vénitiens, puis aux Turcs et maintenant aux Anglais. Lusignan a fait construire des chapelles gothiques et une cathédrale –mêmes plans que celle de Reims-
Les Vénitiens ont construit aussi des chapelles, dans certaines apparaît l’art renaissant, et ils ont sculpté leur lion sur quelques portes de la ville –qui est complètement close de murailles. Les Turcs ont ruiné quelques chapelles et ont transformé la cathédrale en mosquée –avec un minaret !- enfin, les Anglais ont planté le ur pavillon.
J’ai vu dans une chapelle une descente de croix et une mère au tombeau qui m’ont plu beaucoup.
La chapelle n’avait plus que ses murs et pas de toit, mais surtout, ce que j’ai vu, c’est une ville écrasée sous le soleil et portant la trace de chacun de ses conquérants, pendant qu’à 5 km de là, dans les sables, se dressent les restes de Salamis, une ville grecque qui date des premiers Athéniens.
Je suis rentré de cette promenade à 4h00 du soir et à 5h00, nous sommes partis pour Beyrouth. J’ai fait des photos à Famagouste.
Nous sommes arrivés à Beyrouth samedi matin ;
j’étais debout depuis minuit l’après-midi, je suis descendu voir la ville –sans intérêt- à 18h00, réception à un cercle français ;
le soir, je suis allé à une réception chez le général.
J’avais emprunté spencer, pantalon d’habit à bande d’or, vernis, etc. Cela faisait très longtemps que je ne m’étais pas habillé –depuis l’âge de 16 ans, et je crois que cela m’allait assez bien pourtant-
Je suis parti ensuite le lendemain matin –hier- à Damas avec l’équipage. De Damas, je ne te dirai rien parce qu’il n’y a rien d’intéressant, mais le voyage en car était merveilleux : on traverse d’abord le Liban et la route monte à 1900 mètres.
J’ai senti l’air frais des montagnes et à 500 mètres au-dessus de moi, il y avait la neige ; puis ensuite, on descend dans la plaine qui est très riche –c’est une vallée de 20km de large toute verte avec des animaux partout- puis c’est à nouveau la montagne, plus abrupte et plus raide que le Liban : l’Anti-Liban, enfin, c’est Damas. Promenade dans les souks, où je t’ai acheté un petit bonnet. Je n’ai rien vu d’intéressant à acheter. Retour à bord à la nuit ; un des spectacles que j’ai eus au retour : les nuages étaient à notre hauteur et le soleil très bas était dessous, puis, en descendant, toute la rade de Beyrouth à 1000 mètres en-dessous. Aujourd’hui, j’étais de garde et nous partons demain pour Athènes. J’ai atteint le point la plus loin de la croisière et, à partir de maintenant, chaque jour nous rapprochera. Dans 17 jours, nous nous retrouverons.
Tu as bien fait d’inviter Amri[2], elle apportera pour quelques jours un élément nouveau à ta vie et tu verras comment elle a évolué depuis son départ.
Tu me demandes si je ne suis pas fâché que tu l’aies invitée sans me demander, mais non, je ne suis pas jaloux parce que je pense que maintenant, ce n’est plus comme lorsque tu la voyais, parce que je pense que tu es sûre d’avoir trouvé la voie qui te convenait et que rien ne pourra plus t’éloigner de moi –tandis que je ne le pensais pas autrefois et souvent, j’avais peur.