Lettre de Denise à Philippe, vendredi 20 janvier 1939

Je suis arrivée à Paris hier soir, après un voyage interminable. Mon train était presque vide, aussi avais-je pris un billet de 3^ème classe.

 1939, Robert Doisneau "En attendant la micheline"

Malgré cela, j’ai dépensé 380 francs. Ici, j’ai trouvé une maison pleine d’affaires jusqu’au plafond –les paquets étaient arrivés- et des gens excédés d’être ensemble dans un si petit espace- déjà.

Ma mère affiche des airs de victime résignée et pousse des soupirs à fendre l’âme, Lucien est surexcité et Simone excédée. Enfin, tu vois, charmante atmosphère. Ça m’étonnera si on résiste jusqu’au 1^er mars. Il est toujours vaguement question que maman accompagne Simone, mais j’espère que ça restera à l’état de menace. Simone, du reste, veut regagner Paris fin mars. Ils passent les vacances[1] de Pâques à Château-du-Loir !

J’ai appris chez les Rivoalland[2] quelque chose de très intéressant : tu ne touches pas chaque mois ce qui doit te revenir. Rivoalland touche 1.904 francs, avec le timbre, ça fait 1.902 francs. Il est tout-à-fait sûr que c’est exact, parce qu’il s’est renseigné il y a quelque temps, à cause d’un autre midship[3] qui touchait moins, comme toi et on s’est aperçu que le midship était lésé. Il croit qu’on te retient la retraite, comme aux officiers d’active. Il faut absolument que tu te renseignes[4], ça nous fait peut-être 300 francs d’arriérés. Il a dit que tu consultes … (j’ai oublié comment ça s’appelle), enfin une feuille où il y a tout ce que tu dois gagner. Ensuite, il paraît qu’on va être augmenté de 100 francs, avec rappel de solde pour janvier. Je serai bien contente que tout cela arrive, ça nous permettrait peut-être d’acheter les fauteuils et les poufs à Bizerte[5]. Les poufs ne coûtent que 35 à 40 francs.

Mme Masse[6] m’a dit qu’elle nous retirerait tous les meubles que nous désirerions, que ça ne l’ennuyait pas du tout. Je vais tâcher de commencer les coussins du cosy-corner ici, si je trouve un peu d’aide (ce dont je doute).

(On n’entend que des soupirs de tous les côtés dans cette maison. C’est réjouissant)

Jeanne Janson m’a écrit une lettre très aimable. Il faut que tu lui téléphones (le n° est A63-22) pour qu’elle t’invite à déjeuner, ou diner. Elle habite Ker Maria, rue Mansard[7] à Casablanca.

 photo prise en 2017

Je ne sais pas si je t’ai dit que le commandant Jeanson, le père de son mari, avait eu son bateau torpillé pendant la guerre, le « Château-Renaud[8] ».

J’ai peur que ma lettre arrive après toi à Casa, mais je n’ai pas pu t’écrire avant de quitter Toulon. Mme Rosé[9] est restée chez nous jusqu’à 8 heures le soir. (Je lui ai donné Le Tigre ; en effet, ce n’est pas épatant, ça ne ressemble pas du tout aux autres Pearl Buck).

J’ai eu très peu de temps pour finir ma malle, et j’ai même du laisser des affaires.

Je pense à toi tout le temps. J’aurai du courage, je te le promets, et peut-être, après tout, reviendras-tu plus vite que tu ne penses. Le bruit en courait avec persistance avant mon départ.

Je t’écrirai une lettre moins « utilitaire » demain. Mais je devais absolument te dire tout cela. Renvoie-moi la feuille des escales, je crois l’avoir laissée à Toulon. J’ai besoin de toi, de notre maison, de l’atmosphère dans laquelle nous vivons à Toulon. Reviens vite !

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[1] Les vacances des fonctionnaires en poste aux colonies étaient très longues en raison de leur séjour lointain.

[2] Les Rivoalland sont un couple  am, d’origine bretonne, dont le mari est collègue de Philippe. Ils habitent à Toulon.

[3] Midship : enseigne de vaisseau de deuxième classe, dans la marine française.

[4] Trait caractéristique du caractère de Philippe, qui n’osait jamais réclamer mais était ulcéré des injustices, jusqu’à mettre en péril sa situation.

[5] Philippe et Denise doivent avoir l’espoir d’être affectés à Bizerte, ce qui ne se fera pas.

[6] Mme Masse est la propriétaire du logement meublé que le  couple loue à Toulon.

[7] La rue Mansard existe toujours sous ce vocable, au quartier du Palmier ; plus de trace de la villa Ker Maria.

[8] Le croiseur CHATEAURENAULT, commandé par le Capitaine de Frégate Amédée JEANSON (1868-1948), transportait des troupes de Tarente à Itéa, lorsqu’il fut torpillé par un sous-marin ennemi, le 14 décembre 1917. Les deux torpilleurs d’escorte LANQUENET, Capitaine de Corvette CHAREZIEUX et MAMELUCK, Lieutenant de Vaisseau GIRARDON, détruisirent le sous-marin, capturèrent son équipage et recueillirent les naufragés du CHATEAUREANULT. « Le croiseur CHATEAUREANULT torpillé à deux reprises a coulé, le 14 décembre 1917, au voisinage du Cap Dukato. Ses passagers et son équipage ont donné de beaux exemples de courage et d’abnégation ». Le fils du commandant Jeanson, Henri, ne fit pas carrière dans la marine mais intégra SUPELEC. Il mourut jeune (47 ans), deux ans avant son père.

[9] Mère de Lucien et belle-mère de Simone.