Lettre de Philippe à Denise, début décembre 1939 (date supposée)
Ma petite fille,
Je t’écris de chez Lucien parce que le courrier (le nôtre) ne partira pas cette fois-ci. Je t’envoie un mandat de 2.000 francs car il y a eu une bêtise de faite pour ce mois-ci (décembre). De plus, j’aurai environ 2.000 francs encore, quand j’arriverai sans compter janvier : 2.500 francs.
Ces questions de phynance[1] mises de côté : je serai à La Rochelle à la fin du mois –ce que tu as de mieux à faire est d’aller m’attendre à Chéray et dès l’arrivée, j’irai te chercher. Nous aurons trois mois devant nous et j’espère qu’au bout, j’aurai une autre situation.
« Non, écoute chérie, je n’aime pas cette cravate, j’ai l’air d’être cocu » -paroles entendues derrière moi pendant que je t’écris- tu devines l’auteur[2] !
Ma petite fille, je ne puis te dire en ce moment ce que je viens de faire, mais je crois que Lucien, toujours bien informé, a pu te renseigner[3].
Simone voulait t’écrire aujourd’hui, mais connaissant mon arrivée, elle a pensé que je le ferai à sa place. Elle t’embrasse.
Petite fille aimée, je pense que les jours prochains vont être longs à passer mais toi, si tu es encore à Toulon, tu auras pas mal de choses à faire.
A propos de l’appartement, vois si Madame Masse[4] ne pourrait pas nous louer seulement une pièce et tu y ferais mettre toutes nos affaires par Henriette (Bonnet) –cela vaudrait mieux parce qu’autrement, je ne sais comment nous arriverons à vivre. Ou bien, car je suppose que les loyers ont baissé, si elle veut diminuer le prix de la location ?
Tu pourrais écrire aux cousins[5] de La Rochelle –s’ils connaissent des appartements à louer- ou bien nous prendrons seulement une chambre et une salle de bain et mangerons au restaurant ?
Quelques indications sur les Sabran, cousins à La Rochelle
Les ardoisières de Misengrain et la famille Sabran (Simone à Droite avec le chien, 1926)
La maison des Sabran à Misengrain (Simone en robe écossaise) 1926
Sur l'étang du Misengrain, Denise à gauche 1926
[1] Phynance : altération graphique de finance (« gestion de capital ») par Alfred Jarry dans Ubu roi. Cela permet un rapprochement avec le mot physique, employé dans la même pièce comme représentation phallique
[2] L’auteur en est Lucien s’adressant à Simone qui vient de le rejoindre à Dakar et lui a sans doute rapporté une cravate achetée à Paris.
[3] Il s’agit certainement d’exercices militaires et si Lucien est au courant, c’est parce qu’il est dans l’administration coloniale.
[4] Mme E. Masse, propriétaire du logement du 15 Fravéga à Toulon.
[5] Ces cousins s’appellent M. et Mme Gabriel Sabran. Il existe deux adresses successives à la Rochelle. En 1943, Gabriel Sabran perd son père, Henri Sabran, né en 1871, Ingénieur Civil des Mines, ancien directeur des Ardoisières de Misengrain. Les ardoisières de Misengrain sont une exploitation de schistes ardoisiers sur la commune de Noyant-la-Gravoyère, en Maine-et-Loire. Elles fonctionnèrent du 17ème siècle à 1986. Gabriel a un frère, René, une sœur religieuse, Thérèse et un autre frère, capitaine, en captivité à cette époque. Gabriel Sabran était ingénieur, sorti de l’Institut Catholique de Paris.