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De si longues Fiançailles
11 décembre 2021

Lettre de Denise à Simone, Baignes, 24 mai 1940

1940 05 24 Denise à Simone (1)  1940 05 24 Denise à Simone (2)

1940 05 24 Denise à Simone (3)  1940 05 24 Denise à Simone (4)

Ma chère Simone,

Je ne sais pas si tu écoutes la radio, si oui, tu as du savoir que j’ai eu une émotion hier : elle a annoncé que le Niger était coulé, en même temps qu’un contre-torpilleur et un sous-marin ! Heureusement, en même temps, on disait que les équipages étaient sauvés (sauf celui du sous-marin). N’importe, j’ai poussé un soupir de satisfaction quand j’ai reçu, deux heures plus tard, une dépêche de Philippe avec : bonne santé.

1940 05 21 Le Niger coulé par bombardiers allemands chenal de Dunkerque près bouée 2W

L'Orage

Torpilleur L'Adroit 20 mai

torpilleur Sirocco

J’ai reçu ce matin une lettre –écrite avant le torpillage. Il me disait que depuis plusieurs jours, personne ne dormait, que l’aviation allemande les entourait de bombes et de bombes incendiaires –parfois à moins de 100 mètres- qu’il avait fait tirer (il est canonnier) et pensait avoir abattu un zinc. Il disait aussi que les hommes étaient épatants et que c’était un plaisir de les commander. En ce moment, ils étaient coincés dans un port et les quais flambaient autour d’eux (Je suppose que c’était Amsterdam ou Rotterdam). Il espérait repartir le lendemain pour une destination inconnue et c’est ce jour-là qu’ils ont du être torpillés !

Maintenant, je suppose qu’il doit être en Angleterre[1]. Il a du perdre toutes ses affaires[2] et va peut-être arriver en uniforme d’officier anglais ! (On va probablement leur donner une permission). Lui qui était furieux parce qu’il n’avait rien vu depuis le début de la guerre, il est servi ! J’ai hâte de savoir comment ça s’est passé. Figure-toi, il y a quinze jours, il a fait une demande pour entrer dans les sous-marins où l’on manque d’officiers.

Aussi pensé-je que maintenant il a quelque chance d’y entrer. Il doit être joliment content de quitter le pétrolier[3] (enfin, c’est plutôt ce dernier qui l’a quitté !)

Je suis désolée que tu sois tellement souffrante. C’est sûrement la chaleur. J’ai été très contente d’apprendre que tu allais avoir un petit enfant, mais je voudrais bien pour toi qu’il soit déjà arrivé. Cette période ne doit pas être drôle du tout. Comme je ne sais pas tricoter (et du reste, si tu ne reviens pas en France, les tricots ne te serviront pas beaucoup), je te ferai des robes en mousseline avec des smocks[4] (sais-tu ce que c’est ?). C’est très joli. A La Rochelle, toutes les jeunes femmes en faisaient pour leurs gosses.

robe à smocks 1940

Je trouve que Muriel est un nom très gentil. En Alsace, il y a un prénom qu’on donne à beaucoup de garçons et qui est gentil aussi, c’est Yéri (Georges). Il y a aussi un prénom flamand que j’aime assez, Joris (ça se prononce Ioris)

Je viens de m’interrompre, il y a une femme de Maubeuge qui vient d’arriver et qui demandait tante Marie, une réfugiée de l’autre guerre[5]. Ils sont déjà une cinquantaine et il en arrivera d’autres. C’est absolument épouvantable ce qu’ils ont vu. L’arrivée et le voyage des Mosellans, c’était déjà triste, mais ça ne peut se comparer avec ça.

J’espère tout de même qu’il y a une justice.

Je dois te dire qu’après cet intermède, je n’ai plus très envie d’écrire.

Les trois gosses Wetzel[6] sont toujours gentils. Joseph lit couramment et parle le français maintenant.

Je ne sais pas du tout ce que je vais faire. Je voudrais retourner à Toulon, je ne sais pas du tout ce que devient l’appartement, mon agence ne me répond pas et je suis assez inquiète. Les locataires sont partis sans laisser d’adresse. Mais Philippe, maintenant, peut être nommé ailleurs. Alors, j’attends.

Nous n’avons pas de nouvelles du 16[7]. Les Vautrin[8] étaient à St Quentin (Aisne) depuis le début de la guerre, je me demande ce qu’ils sont devenus.

Ecris-moi toujours ici. Je vais, je crois, faire adresser ma correspondance toujours ici, je déménage tellement souvent que toutes mes lettres se perdent. A La Rochelle, je connaissais des gens très gentils[9].

Je t’embrasse très affectueusement ainsi que Lucien,                                 Denise

P.S. : Madame Delacherie t’a déjà fait deux robes. Tante Jeanne a reçu ton mandat. Je m’occupe dune femme de négociants hollandais établis à Anvers et débarqués à Baignes depuis hier[10]



[1] C’est effectivement en Angleterre que le bâtiment, le Sirocco, qui la recueilli les membres de l’équipage les a conduits.

[2] Mon père m’a bien confirmé, lorsque j’étais enfant, qu’il n’avait rien pu sauver de ses documents, qui se trouvaient dans sa cabine sur le Niger.

[3] On se rend compte, d’après les lettres de Philippe, qu’il s’ennuyait sur le Niger et qu’il n’appréciait que très modérément son supérieur, le capitaine Huet.

[4] Smocks : fronces rebrodées en diagonale sur l'endroit du tissu, servant de garniture à des vêtements d'enfants ou des robes légères.

[5] Nous sommes fin-mai 1940, l’exode a commencé et des réfugiés de la première guerre mondiale, connaissant déjà les routes de France, ont pris un peu d’avance.

[6] Une famille de réfugiés alsaciens.

 [7] Le n°16 rue Villeneuve à Clichy est habité par Maurice et Jeanne Proutaux, oncle et tante de Denise et Simone.

[8] Line Vautrin et sa mère. Line (1913-1997) est une amie de Denise qui a une boutique à Paris, elle fabrique ses bijoux et objets de décoration et commençait à être très connue.

[9] A partir de février, Philippe et Denise ont du s’installer quelque temps à La Rochelle et vivre un peu ensemble, ce qui explique que je n’ai aucun courrier depuis cette époque. Ils avaient demandé à leur cousin Gabriel Sabran de les aider à trouver une location.

[10] L'occupation allemande de la Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale  a débuté le 28 mai 1940 quand l'armée belge a déposé les armes face aux forces allemandes et jusqu'à la libération par les Alliés de la Seconde Guerre mondiale entre septembre 1944 et février 1945. Cette famille de négociants d’Anvers a donc devancé la capitulation de leur pays de quelques jours pour se réfugier en Charente

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