Lettre de Denise à Philippe, Paris, jeudi 14 janvier 1937

J’ai été vraiment contente quand j’ai reçu ta lettre ce matin, car je commençais à trouver le temps long. Ça faisait plus de huit jours que je n’avais rien eu de toi. Je pense que c’est pour te faire pardonner que tu m’as envoyé six pages : je n’en avais jamais reçu autant de toi depuis que je te connais !

Je suis contente que ce que je leur ai fait parvenir ait plu aux Bonnot[1]. J’ai hésité pour savoir si je devais leur envoyer une carte au moment du 1^er janvier, parce que je pensais qu’ils ne connaissaient pas mon nom. Et puis, j’ai tellement hésité qu’un beau jour, mes cartes de visite ont été épuisées. Alors, ça a tranché la question !

J’ai écrit à ta mère il y a quelques jours.

Aujourd’hui, je suis allée à ma leçon d’espagnol et ensuite chez la modiste pour faire transformer mon chapeau en taupé noir[2] (celui qui est en forme de pagode chinoise) : maintenant, il sera en forme de tiare russe…

J’ai regardé un peu le prix des souliers de ski. Je crois vraiment qu’en se débrouillant bien, avec 400 francs, on pourra trouver une paire de souliers et des pantalons –et peut-être des moufles en toile et des chaussettes de laine brute (c’est indispensable d’en avoir une paire, parce que la laine ordinaire laisse passer l’humidité). Ce qui est malheureux, c’est que tout augmente de prix en ce moment –et ça plus que les autres choses, en raison du succès des sports d’hiver- et j’ai peur que ça augmente encore.

        

 Publicité faisant la promotion du ski aux Etats-Unis affiche 1936-39                                     1937, les prix montent...!

Je ne peux pourtant pas essayer des souliers et des pantalons à ta place. D’autre part, comme ce sera la fin de la saison, on trouvera, avec un peu de chance, de bonnes occasions. Simone avait payé ses chaussures beaucoup moins cher pour cette saison.

Je suis si contente à l’idée de pouvoir partir pendant une dizaine de jours avec toi, Phil ! Arrange-toi pour que cela marche, je serais trop déçue si ça ne se réalisait pas. Ici, la vie est de plus en plus pénible. Papa ne peut ni s’asseoir, ni rester couché, ni rester debout, tellement il souffre maintenant. Et la nuit, il lui est impossible de dormir[3].

J’oubliais de te dire que c’est inutile que tu m’envoies mon appareil-photo. Que veux-tu que j’en fasse ? Ici, il pleut tout le temps, et quand il ne pleut plus, il fait un brouillard opaque. Et d’ailleurs, depuis assez longtemps, je ne prends plus de photos à Paris.

Je vais te quitter, mon ami. Il faut absolument que j’écrive à Simone avant de me coucher (je lui ai envoyé seulement une lettre depuis son départ, c’est exagéré). D’autant plus qu’elle m’a écrit ce matin encore. Ça va toujours bien, mais ils croient qu’ils vont peut-être déménager et s’installer à Ouidah –où il y a 157 Européens. Et cela ne leur sourit pas beaucoup[4]. Mais ce n’est pas encore sûr.

   Simone à son arrivée au Dahomey, avec un garde

 Simone & Rosé sont le couple à gauche

Est-ce que tu as leur adresse ? Tu pourrais peut-être leur envoyer une carte d’Angleterre ou de Hollande –ou de n’importe où- Simone a envoyé une quantité de cartes et de lettres à des gens auxquels elle n’avait jamais écrit de sa vie… -ce qui laisse supposer qu’elle ne doit pas savoir quoi faire de ses journées. Leur adresse, c’est Athiémé, Dahomey, A.O.F.

Ne reste pas huit jours sans m’écrire et n’oublie pas surtout que tes lettres sont le seul bonheur que j’aie en ce moment.

P.S. : ne retournes-tu pas au royaume de la jolie et svelte Juliana[5] ?

 mariage de Juliana héritière de la couronne des Pays-Bas le 7 janvier 1937

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[1] Rappelons les cadeaux offerts à l’épouse, Yvonne et à la fille du commandant Roger Bonnot : une poterie alsacienne contenant des œillets jaunes  et un livre, « La Comédie animale », d’André Demaison. (lettre du 30 décembre 1936)

[2] Ce chapeau avait été acheté à l’occasion du mariage de Simone. La transformation a coûté 25 francs (calepin des dépenses de Julie, la mère de Denise), ce qui est équivalent à 15 €.

[3] Le calvaire du capitaine Proutaux a commencé et Julie sera son infirmière nuit et jour pendant des mois, jusqu’à l’issue fatale.

[4] Ce déménagement ne se fera pas, Simone et Rosé resteront à Athiémé, plus petit, mais à la vie plaisante.

[5] Juliana (1909-2004) est reine des Pays-Bas du 6 septembre 1948 au 30 avril 1980. En 1937, elle vient d’épouser le 7 janvier le prince Bernhard de Lippe-Biesterfeld.