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De si longues Fiançailles
9 juin 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, mardi 16 mai 1933

Cher Phil, tu es un stupide garçon détestable, et je suis très sotte de t’écrire dès ce soir. Je ne connais personne d’aussi paresseux que toi : tu mets quinze jours avant de me répondre et quand tu daignes le faire, c’est pour m’envoyer quatre lignes et demie[1]. Vraiment, je ne t’aime plus du tout et la prochaine fois, si tu recommences, j’attendrai un an au moins avant de te répondre !

Enfin, tu seras puni tout de même, parce qu’il s’est passé la semaine dernière des tas de choses intéressantes, je voulais te les raconter et je m’aperçois que je les ai oubliées. Je vais tâcher de me les rappeler tout de même.

Samedi 6, j’ai été à un club de cinéma où on donnait des films d’amateurs, et ensuite on discutait la valeur de ces films. C’était assez intéressant. Les films n’étaient pas mauvais, en particulier, un documentaire sur Lourdes traité d’une façon originale.

Mardi 9, Indu[2] s’est fait mordre par le singe de Michel[3] à la culture physique.

Jeudi 11, je suis allée avec Indu et Jacqueline Tafforeau[4] à une audition chez Pleyel. Il y avait un chef indien qui interprétait des sketches et des chants indiens d’une façon extraordinaire. Comme mime surtout, il est merveilleux. Il paraît qu’il est aussi un très bon danseur, mais malheureusement, il n’a pas dansé. Il s’appelle Oskomon[5] et est très connu ici. 

1933 05 16 extraits de presse Oskomon  1933 05 16 Oskomon1

 Extrait de presse: Oskomon                                                            Affiche Oskomon

Il jouait dans le film de Tchaï : Gitanes.

 Tela Tchaï & Vanah Yami dans 2 scènes de Gitanes        Deux scènes de Gitanes avec Tela Tchaï

 

        Le soir, j’ai vu un film allemand délicieux « Liebelei[6] ». Quand il passera à Bordeaux, ne manque pas de le voir ; à tous les points de vue, il est parfait.

1933 05 16 Liebelei version allemande sortie en 1933   le film Liebelei

Vendredi matin, le 12, j’ai été avec Indu chercher le vétérinaire pour le singe de Michel, parce qu’elle avait peur d’être enragée, tuberculeuse ou syphilitique (il paraît que ce sont des maladies communes aux singes). Malheureusement, en arrivant chez Michel, nous avons trouvé la porte fermée, et sur une pancarte, on annonçait que Michel s’était cassé la jambe en moto et était à l’hôpital Cochin. Alors nous avons passé toute la matinée pour retrouver le singe et le conduire au vétérinaire. Du tête-à-tête, il est ressorti que l’animal n’était atteint d’aucune des gracieuses maladies énumérées plus haut. Du reste, nous avons su par la concierge qu’il avait déjà mordu une dizaine de personnes et qu’elles ne s’en portaient pas plus mal pour autant. Indira a été un peu rassurée.

Hier je suis allée à une exposition d’art nudiste chez Raymond Duncan[7]. Cela, c’était tout à fait tordant. Il y avait le fameux Louis-Charles Royer[8] (auteur de La Maîtresse Noire[9], etc.) encore plus antipathique dans la vie que dans ses bouquins, si possible. Les « œuvres d’art » étaient en grande partie des photos, quelques-unes pas mal, mais parmi lesquelles mon contre-jour pris à Suzac aurait pu figurer avantageusement. Je n’en ai pas vu d’aussi joli là-bas.

1933 05 16 Raymond Duncan photo Agence Rol   Raymond Duncan (photo Agence Rol)

Louis-Charles Royer  1933 05 19 Royer La maîtresse Noire

"Il y avait le fameux Louis-Charles Royer (auteur de La Maîtresse Noire)"

Je crois que tu sais à présent tout ce que j’ai fait et vu.

Je suis un peu ennuyée parce qu’Indira ne se porte pas bien du tout, je crois qu’elle est très anémique et qu’elle a besoin de changer d’air, et chez elle, on ne s’en occupe pas du tout. C’est triste, tu sais. Alors, je la vois le plus souvent possible pour tâcher de la distraire parce qu’en plus de cela, elle fait un peu de neurasthénie.

Je pense que nous irons toujours, comme prévu, ensemble à Royan en août.



[1] Manifestement, les excuses balbutiées par Philippe dans sa lettre du 13 mai 1933 n’ont pas été prises en compte !

[2] Indira Sher Gil, sœur de la peintre Amrita.

[3] Michel Nimcovitz, professeur de gymnastique de Denise.

[4] Relevé dans le calepin d’adresse de Denise : Jacqueline Tafforeau (1914-2003), 11 rue Alexandre Cabanel, Paris XV, Suffren 63-36.

[5] Charlie OS-KO-MON est né en 1897 en Colombie Britannique. À New York, en 1919, le Chef OSKOMON (Yakima) chante dans le Vaudeville HITCHY KOO avec la Princesse WHITE DEER (Mohawk). Il effectue des tournées aux U.S.A., en Angleterre, Belgique, Allemagne et France où Paul COZE le rencontre au Cirque d'Hiver en novembre 1929. Paul COZE DABIJA l'introduit dans les soirées privées de la Haute Société Parisienne où il fait la connaissance de NANI sa protectrice Mme Jeanne HERSCHERCLÉMENT de l'Institut Phonétique de la Sorbonne qui dirigera sa carrière triomphale jusqu'au 3 septembre 1939, où il se trouvait en tournée à Berlin... En 1930, OSKOMON enregistra des disques chez "Pathé" et "Odéon". Le 29 novembre 1930 eut lieu son Premier Récital à la Comédie des Champs-Elysées. Très nombreux et élogieux articles de presse. En 1932, il tourne deux films: Gitanes, avec Charles VANEL et La Bête Errante, avec GABRIO d'après l'oeuvre de L.-F. ROUQUETTE. En mai 1941 OSKOMON se trouvait en Camargue parmi ses frères Gitans, puis il joua le rôle de Hiawatha au Royal Albert Hall à Londres jusqu'en 1945, sous le nom d'artiste OS-KE-NON-TON (Mohawk). Nicole DÉRUMAUX le rencontra à New York en 1956 et Michel DROIT en 1960 comme portier d'Hôtel... Il publia un livre de 22 poèmes intitulé « Green Corn Offering » (L'Offrande du Maïs Vert), publié par le Cercle WAKANDA de son ami Paul COZE (1935) adaptation française de la Marquise de LUPPÉ.

[6] Liebelei, sorti en 1933, est le dernier film réalisé en Allemagne par Max Ophüls. C'est l'adaptation d'une pièce d'Arthur Schnitzler du même nom, Amourette.

[7] Raymond Duncan, né à San Francisco le 1er novembre 1874 et mort à Cavalaire-sur-Mer le 14 août 1966, est un philosophe, artiste, poète, artisan et danseur américain, frère de la danseuse Isadora Duncan. L’exposition dont parle Denise se déroulait vraisemblablement à l’Akademia Raymond Duncan, qu’il avait créée en 1911.

[8] Louis-Charles Royer (né en 1885 et mort en 1970) est un romancier français, spécialisé dans la littérature érotique dont les œuvres sont souvent publiées aux éditions Rabelais, et pour lequel Jean-Gabriel Domergue et Jean-Denis Maillart ont dessiné plusieurs couvertures. Ces œuvres, bien qu'elles ne soient plus rééditées depuis les années 1970, sont toujours recherchées et collectionnées par les amateurs de romans érotiques soft.

[9] Philippe parle de « La Maîtresse Noire » dans une lettre du 1er juillet 1931.

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