Lettre d’Amrita à Denise, Paris, le 5 avril 1934
Ma chère Denise,
C’est décidé, mon sort, je ne peux pas venir…..
Si vous saviez comme je le regrette !...
Yourievitch vient de me dire qu’il faut faire les envois le 15 de ce mois-ci. Parce que, figurez-vous, il y a une nouvelle règle au Salon des Tuileries[1] –l’année dernière, les invités avaient envoyé tant de mauvaises choses qu’on a décidé de les faire passer devant un jury !
Le 12ème Salon des Tuileries se déroule en 1934 dans les locaux du Néo-Parnasse[2], 235 boulevard Raspail
Il s'agit de tous les camarades d'Amrita
C’est pour cela qu’il faut faire les envois un mois plus tôt que les années précédentes.
Je suis terriblement embêtée parce que j’ai à peine une chose faite –et je voudrais faire de bons envois parce que c’est ma dernière occasion d’exposer au Salon des Tuileries.
(Vous savez, c’est à peu près décidé que nous partirons pour les Indes à la fin de cette année ?)
Alors, vous comprenez…
(Je tiens à exposer le portrait de Boris avec mon nu parce que ça fait bien ensemble, un bon contraste, l’un dans des harmonies bleu et jaune (c’est un nu que vous ne connaissez pas, je l’ai commencé après votre départ) et l’autre dans des harmonies rose et blanc. Ces choses-là ont assez d’importance quand on expose[3].
Les harmonies jaune et bleu du premier s'associant aux harmonies rose et blanc du second
Tandis que si j’avais fait un paysage, ça aurait été, selon toute probabilité, dans les mêmes tonalités que le nu. Trois choses ensemble, ça aurait pu aller, mais puisque je dois choisir entre l’une et l’autre, je choisis la première solution, d’autant plus que je vois à peu près ce que le portrait donnera, c’est déjà un peu travaillé, et la seule chose que je sais sur le paysage, c’est que je pourrais très bien le rater !
Mais pourquoi tant d’explications ? Je crois que vous me comprenez.
En tout cas, je vous remercie de votre gentille, très gentille invitation, et j’espère que vous croyez à ma sincérité, quand je dis que c’était au-delà de mes moyens, de venir, les circonstances m’ont forcée de faire comme j’ai fait.
Eh, tant pis, n‘en parlons plus, ça me donne le cafard.
Quand revenez-vous ? Amusez-vous bien, mon enfant, et pensez avec commisération à moi quelquefois.
Au-revoir Amri
[1] Le Salon des Tuileries, créé en 1923, est une exposition artistique parisienne. Son premier président est Albert Besnard1. Le Salon est installé, dans les premiers temps, dans des baraquements à la Porte Maillot à Paris, conçus dans la précipitation par les frères Perret comme locaux d'expositions et baptisés « Palais de Bois ». Ce premier président meurt justement en 1934, l’année où Amrita expose. Le Salon de 1934 a lieu au Néo-Parnasse, 235 boulevard Raspail. Initialement prévu du 15 mai au 17 juin, il est prolongé jusqu’au 17 juillet, « en raison de la Grande Saison de Paris ». Le Salon des Tuileries fermera définitivement ses portes en 1962.
[2] Le "Néo-Parnasse", une sorte de Centre Pompidou des années trente, fit rapidement faillite après la guerre. Des établissements d’enseignement professionnel ou scolaire prirent alors possession des locaux.
[3] Effectivement, Denise écrit le 21 mai 1934 : « Amri y expose un portrait d’homme et un nu d’elle-même qui sont deux très bonnes choses »