Lettre de Denise à Philippe, Paris, lundi 4 mai 1936
Je suis un peu fâchée, Phil, parce que je n’ai rien reçu de toi. Tu ne m’as pas écrit samedi ? Je t’en prie, n’oublie pas ta promesse de m’écrire souvent. Si tu veux que je tienne les miennes et que j’aie du courage, il faut que tu m’écrives. Dis, tu le feras ?
J’ai vu sur le journal qu’il y a eu des troubles à Bordeaux. Je pense que ce n’était pas grand-chose et que tu ne figures pas parmi les « blessés légers ».
Des bagarres à Bordeaux, suite aux résultats électoraux
Ta mère doit être très contente de résultat des élections[1]. Pour moi, je ne crois pas que ça change grand-chose, les hommes sont toujours aussi bêtes qu’ils soient socialistes ou réactionnaires.
Mon voyage s’est bien passé, beaucoup de gens sont descendus en cours de route et il n’y avait pas foule. J’ai été prendre le thé au wagon-restaurant mais je n’ai diné qu’à mon arrivée à Paris seulement.
une vue intérieure de la voiture restaurant de l'Orient-Express de la compagnie des Wagons-Lits
Je suis allée ce matin à Minerva. Il paraît que les grands journaux de province sont en train de fonder un journal qui fera concurrence à « Paris-Soir Dimanche[2] ».
Un numéro de Paris-Soir Dimanche de l'année 1937
Alors, il faut que j’écrive des histoires de gangsters et de trappeurs canadiens, et des reportages sensationnels sur l’Amérique du Sud. Tu vois ça d’ici… Je dois donner mes projets d’articles mercredi matin et je n’ai encore rien cherché. C’est assez intéressant pour moi, parce que ce doit être assez bien payé et que ça arrive à pic. Et puis, ce n’est pas très difficile, il faut que je me documente en lisant beaucoup de journaux étrangers, et surtout que je bluffe… Ça m’amuse même plutôt. Je t’enverrai le récit de mes aventures au milieu de la forêt vierge…
Est-ce que tu connais par hasard des revues ou des journaux américains genre « Paris-Soir » avec beaucoup de détails sur les crimes et les scandales ? Pour l’Amérique du Sud, je vais me faire envoyer des livres et des revues de Colombie[3], ce sera toujours ça, mais je dois aussi me documenter sur le Mexique, et je n’y connais personne. Enfin, tant pis ! Comme les gens qui me liront ne sauront même pas, probablement, dans quelle partie du monde ça se trouve !
Tu vois, je vais avoir du travail dans un genre plutôt amusant. A part ça, ici, c’est toujours la même chose. J’ai le cafard dès que je me retrouve dans ces petits appartements de Paris, et surtout à la maison[4]. Tu ne peux pas savoir comme c’est pénible de vivre avec des gens qui n’ont aucune idée semblable aux vôtres, et qui pourraient être des habitants de la Lune et vous sembler moins étrangers. Je t’assure, j’en viens à envier des jeunes filles que je connais, qui sont obligées de travailler durement pour vivre, mais au moins, habitent seules et ont la paix. Il arrive un moment où l’on doit avoir une maison à soi et quitter ses parents. Tu ne peux pas comprendre parce que tu n’es plus avec tes parents depuis longtemps, et peut-être pour toi, ce ne serait pas la même chose. Mais vraiment, à la longue, cette incompréhension absolue, c’est rudement pénible. Je ne suis pourtant pas sentimentale.
Enfin, j’aurai du courage ! Et puis, je pense à toi très souvent, je me souviens des derniers jours passés à Bordeaux.
[1] Le 26 avril, a été élu au premier tour, William Bertrand, député radical-socialiste, ami de la famille Dyvorne, natif lui aussi de Charente-Inférieure.
[2] Créé en 1935, Paris-Soir Dimanche cessa sa publication en 1939
[3] Denise a connu, à la fin des années 20 des familles colombiennes qui vivaient à Paris et a gardé des liens épistolaires avec elles : les de Bernalès, les Izquierdo et les Moralès de Diez.
[4] Denise partage sa chambre avec Simone dans l’appartement du 13 rue Villeneuve à Clichy