Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
De si longues Fiançailles
2 avril 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, vendredi 9 avril 1937

Je t’écris au lieu d’aller au cours d’anglais. Comme c’est moi qui suis obligée de m’occuper de mon déjeuner et que le cours est à 2 heures, je ne peux pas arriver à être prête à temps. C’est désagréable.

Je t’envoie des photos pour que tu puisses les donner à Berry[1] (lequel est aussi gentil sur les photos qu’au naturel) ; peut-être pourrais-tu aussi lui en envoyer une de toi. J’ai fait refaire celle où tu es tout seul et immobile, et où je te trouve très bien.

1937 03 Stosswihr Berry    1937 03 Stosswihr Denise Philippe & Berry

 Berry                                                                    Berry, Denise et Philippe

1937 03 Stosswihr Philippe Albert Zinglé Berry à droite    1937 03 Stosswihr Philippe

Philippe à gauche, Berry à droite                                             Philippe "tout seul et immobile"

Tu as meilleur temps de lui donner ton adresse à Brest, sinon, il est capable d’écrire à : Monsieur et Madame… à Clichy. Ce serait « rigolo[2] ».

Depuis ton départ, j’ai toujours été à la clinique, sauf hier où j’ai du aller à l’espagnol et m’occuper des tableaux d’Amri[3]. Il paraît que papa était dans une excitation folle et que le médicament à base d’opium qu’on lui donne pour le calmer lui provoque des hallucinations : il voit des infirmières dans son armoire. Mais enfin, je ne pense pas que ce soit inquiétant.

Ma tante a été opérée avant-hier et va aussi bien que possible, à son grand désespoir. Elle n’a pas du tout de fièvre, bien qu’elle prenne sa température toutes les cinq minutes, dans l’espoir de s’en trouver. Le docteur Arnaud[4] lui a dit qu’elle pouvait très bien rentrer chez elle aujourd’hui si elle le voulait, mais je pense qu’elle va faire durer le plaisir jusqu’à samedi ou dimanche.

Je lui ai fait envoyer des fleurs de ta part à la clinique ce matin. Elle sera sûrement très contente parce qu’au moins, avec des fleurs dans sa chambre, elle aura l’air « malade ».

Pour Maman, je n’ai pas acheté de fleurs, elle n’en aurait pas profité puisqu’elle n’est jamais ici. J’ai acheté une gentille blouse que j’ai trouvée aux Galeries St Michel. (Il y avait aussi des fleurs dessus). Ce n’est pas très protocolaire, mais tant pis. Elle était très contente, elle l’a déjà prise aujourd’hui.

Le docteur Arnaud a trouvé « Gens de Mer[5] » épatant, merveilleux, etc.

Si tu peux venir à Paris pour la Pentecôte, ce sera juste le lendemain de ma fête, le 16 mai. Je serai bien, bien heureuse, mais je me demande si tu auras la permission.

Te baignes-tu à Royan ? Ici, il fait chaud et lourd. Ce soir, je vais à la piscine. J’ai toujours bonne mine et je dors bien sans rien prendre. Pourvu que ça dure !

Chiffon[6] est venue hier soir prendre des nouvelles de papa. Il y avait très  longtemps que je ne l’avais pas vue. Je lui ai dit que j’étais fiancée et elle t’a trouvé très bien sur les photos. (Elle en avait déjà vu de toi, du reste). Je ne sais pas si elle est très heureuse.

1925 à 1929 Chiffon  Chiffon Trempat (Denise Dunesme) de 1925 à 29

Si tu viens pour la Pentecôte, on pourrait peut-être aller voir les Bonnot et les Bertrand[7] (si ta mère y tient). Je m’arrangerai pour avoir une jolie robe à ce moment-là.

Je pense souvent au joli petit village d’Alsace, et aux moments que nous avons passés là-bas. Cela me semble bien loin déjà, bien qu’il m’arrive de dire encore « c’est rigolo », avec l’intonation de Beeri.

J’ai vu M. Rosé. Figure-toi qu’il a connu les Zinglé quand ils habitaient derrière l’hôtel Herr[8]. Il savait que le père de Berry était renommé pour les skis qu’il faisait.

1935 M     fabrication de skis Stosswihr vers 1935

 M. Zinglé, fabricant de skis à Stosswihr, vers 1935

Il m’a demandé si Madame Herr se souvenait de lui et il a conclu qu’il avait bien envie de retourner à Stosswihr. Lui aussi !!!.... Combien de lettres faudra-t-il écrire ?

Phil, j’ai hâte que tu partes pour Brest maintenant. Il me semble que cela nous rapprochera du moment où nous pourrons retourner en Alsace. A présent que je suis rentrée à Paris, tout ce qu’on faisait là-bas m’apparaît merveilleux : l’autocar Munster-Gérardmer, Marius, les déjeuners à la Schlucht, les gens avec leurs yeux bleus et leur allure gaie et tranquille, la neige, et même nos disputes !

Tu sais qu’il faudra décidément acheter une maison à Stosswihr (Soultzeren[9] me plairait assez).

Soultzeren au printemps Soultzeren

M . Rosé m’a expliqué que les gens n’y payaient pas d’impôt. Comme tous les bois appartiennent à la commune, ça suffit chaque année pour les impôts et chaque habitant a droit en plus à une certaine quantité de bois. Depuis qu’elle sait cela, Maman pense que Stosswihr n’est pas en France !

PS : je vais t’apprendre une chose qui va te faire hurler. Le nouvel administrateur d’Athiémé[10], un type très froid et intelligent, trop pistonnée pour rester dans ce bled, est déjà reparti comme inspecteur général de je ne sais quoi pour Konakry (sic !). Alors, pour le remplacer, on parle d’un Martiniquais… Simone qui pensait que le poste échoirait à Rosé, constate avec mélancolie que la couleur blanche se fera de plus en plus rare. Mais ce n’est pas encore certain.



[1] Berry : petit nom donné à Albert Zinglé (1920-2015), fils des propriétaires de la pension où logent Denise et Philippe à Stosswihr, en Alsace. Nous aurons l’occasion de reparler de lui. Berry est le diminutif d’Albert en alsacien.

[2] Denise et Philippe ne sont toujours pas mariés et Berry, innocemment, a du croire qu’ils l’étaient. « C’est rigolo » est une de ses expressions favorites.

[3] Le salon des Beaux-Arts de Paris 1937 se prépare ; Denise a sans doute une tâche à accomplir concernant les œuvres qu’Amrita Sher-Gil aura envoyées d’Inde où elle réside désormais.

[4] Docteur André Arnaud,  domicilié au 8 rue Lallier dans le 9ème arrondissement de Paris.

[5] Roman d’Edouard Peisson, que Philippe a remis à Denise pendant le séjour en Alsace, destiné à Lucien à la clinique de Courbevoie (lettre du 19 mars)

[6] Chiffon Trempat, 21 Bd Magenta, Paris 10e, amie d’enfance de Denise. Elle est sur le point de se séparer de son mari.

[7] Bonnot Roger, l’aviateur et Bertrand William, le député et ancien ministre de la Marine Marchande, amis de la famille Dyvorne.

[8] C’est dans cet hôtel Herr, proche de la famille Zinglé, que Denise et Philippe sont descendus durant leur séjour à Stosswihr.

[9] Soultzeren, commune du département du Haut-Rhin, en Alsace. L’origine de ce nom serait liée à la présence de sources d’eau salée. Le village fut détruit au cours de la Première Guerre mondiale. Il devait donc avoir l’aspect d’un village tout neuf en 1937.

[10] Athiémé, petite localité à l’ouest du Dahomey, où Rosé a été affecté pour son premier poste aux colonies.

Publicité
Publicité
Commentaires
De si longues Fiançailles
Publicité
Archives
Publicité