Lettre de Denise à Philippe, Paris mercredi 7 octobre 1931

C’est vrai, j’étais un peu fâchée que vous ne m’écriviez pas et surtout, je commençais à bouleverser les armoires de maman dans l’espoir d’y trouver votre lettre, et vous savez, c’est parce que vous passez votre examen samedi que je vous réponds aussi rapidement, sans quoi, j’aurais attendu au moins huit jours. A propos d’examen, je suis sûre que vous serez reçue cette fois, ainsi que Simone. J’en suis certaine et je ne me trompe jamais !

Attendez pour me répondre d’avoir fini de passer l’écrit, je préfère cela plutôt que de recevoir un bout de lettre incohérent comme la dernière fois.

Vous ne savez pas ce que j’ai fait le soir de mon retour ? Je me suis enfermée dans ma chambre, avant de me coucher, et j’ai relu toutes vos lettres (il y en a trente sept) en commençant par la dernière… Ma chambre, c’est la seule pièce de la maison que j’aime un peu, où j’ai mis un peu de moi-même. Imaginez-vous cela, Phil, une tapisserie tango où se poursuivent des perroquets verts et or, un bonheur du jour empire, un fauteuil Louis XIII –authentique, paraît-il- garni d’une tapisserie eu petit point d’un vert passé et très doux, des chaises anciennes avec des coussins de cretonne, un lit-divan, un cosy-corner garni de vieux livres, dont j’adore les reliures brunes un peu déchirées, quelques bibelots, encore moins de tableaux et c’est tout…

J’ai lu un peu depuis mon arrivée, mais seulement de vieilles choses –le Lys Rouge d’Anatole France. Vous ne connaissez pas beaucoup France, je crois ? Si vous saviez comme il est délicieux, fin, intelligent et artiste. Je voudrais que nous le lisions ensemble, je suis sûre que vous l’aimerez. J’ai lu Sirènes et Tritons, dont vous me parlez, et votre réflexion m’a rappelé celle d’un officier de marine que ce livre mettait en fureur, parce que, disait-il, il donnait une idée tout-à-fait fausse de la vie menée à bord d’un sous-marin.

J’ai commencé mes croquis de mode hier, vous savez, dans un atelier de Montparnasse. Ça n’a pas l’air follement difficile et c’est assez amusant, je crois que si j’avais le courage de travailler un peu, j’arriverais très vite à faire des choses potables, mais voilà … aurai-je le courage de travailler un peu ?

  dessin de mode années 30

   

 Denise a utilisé ses compétences acquises aà l'atelier pour illustrer  ses articles de mode au cours de sa carrière; 

   

 ces croquis ont paru dans la Vigie Marocaine au cours des années 50; ils sont tous signé D.D. (Denise Dyvorne)

Je crois que oui, tout de même, seulement le plus dur, c’est de s’y mettre. Simone veut prendre des leçons particulières d’anglais avec moi, elle prétend qu’elle est aussi forte, alors c’est terrible, parce que je vais être obligée d’étudier pour qu’elle ne me dépasse pas. Je vous assure, Phil, je suis terrifiée à l’idée de l’effort que je dois fournir cet hiver. C’est tellement plus agréable de se lever tous les matins à dix heures, d’aller prendre le thé avec des amies, de suivre des conférences d’histoire de l’Art qui vous évitent de lire les livres ennuyeux écrits sur les mêmes sujets, d’aller au cinéma ou au théâtre, de visiter des expositions et de penser aux robes que l’on se fera faire… Seulement voilà : il paraît qu’on n’est pas sur la terre pour s’amuser, que la vie est une chose sérieuse, etc. etc. Ce sont du moins des tas de gens qui me l’affirment. Et vous-même, vous m’avez assuré pendant tout un soir que c’était très nécessaire de souffrir, tout au moins quand on aimait. Alors, je ne sais plus trop ce que je dois faire, je pense qu’il serait convenable que je devienne neurasthénique, toutefois, j’aimerais autant que vous n’y teniez pas absolument.

Je vous raconte des choses absurdes et incohérentes, et je n’ai pas, moi, l’excuse d’un examen. Alors je vais vous dire des choses sensées : je vais au cinéma voir jouer « Marius » et Trader Horn », un film américain genre documentaire. Je vous dirai si c’est intéressant.

   ...je vais au cinéma voir jouer « Marius »