Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce samedi 24 octobre 1931

Phil, je pense que vous avez maintenant le résultat de votre examen. Je voudrais tant être auprès de vous pour vous empêcher d’avoir des idées absurdes, si vous avez la malchance d’être collé, ou pour prendre part à votre joie, si vous êtes reçu ! Que signifie cette paresse pour me répondre ? Je vous préviens, si ça se renouvelle, je reste quinze jours sans vous écrire, moi.

Simone est reçue à son bac, vous savez, ça va étonner un certain nombre de gens, en tête desquels Louis Audebert et Guy Massé.  Ça  a été naturellement assez dramatique. Ce matin encore, elle pleurait à chaudes larmes « parce qu’elle n’avait pas eu le temps de « voir la grande guerre ». Enfin, les professeurs ont eu le bon goût de l’interroger sur d’autres sujets. Armelle Skawinska[1] est reçue aussi, tout au moins à l’écrit. Simone va faire son droit, et peut-être une licence d’anglais, comme la réussite lui a donné la folie des grandeurs, elle veut devenir « homme d’affaires » ou entrer à la Société des Nations[2], je ne sais pas pourquoi faire exactement !

Moi, je fais toujours du dessin, plus modestement. Ça m’amuse encore, c’est bon signe. Je vous écris entourée de pots de gouache et d’une pile énorme de carnets de croquis. J’ai déjà une amie à l’Atelier, c’est une petite hindoue[3], très jolie et très gentille. Elle a fait des tas de croquis de moi où elle m’agrémente d’yeux retroussés à la chinoise.  Ça me donne un type fatal, tout à fait mon genre.

  croquis de Denise, très "années 30"

"J’ai déjà une amie à l’Atelier, c’est une petite hindoue, très jolie et très gentille." Indira entre en scène dans la vie de Denise. Photo prise en 1934, signée par "Vero", pseudonyme du grand photographe Rosenberg dont je parlerai plus tard.

Je vais vous quitter, c’est une toute petite lettre, mais ce soir, je m’endors, et je ne voulais pas que le jour se passe sans vous envoyer une pensée de moi. N’avez-vous pas honte d’être si paresseux ? Je suis sûre que vous m’oubliez et pour me venger, je vais flirter ! Justement, j’ai beaucoup de succès depuis mon retour. Je suis bien plus jolie qu’à Royan –vous en jugerez dans un mois.

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[1] Cette Armelle Skawinska épousa le 10 février 1934 à Paris Henry Petitjean Roget (1902-1941), mort lors d’un accident d’avion, il était décoré de la Légion d’Honneur. Le couple eut une fille, Annick, né en 1935.

[2] La SDN, ancêtre de l’ONU, fut créée après la guerre de 14-18, dans le but d’éviter tout nouveau conflit. La suite prouvera qu’elle a parfaitement réussi dans ses objectifs… !

[3] Voici la première mention de la famille Sher-Gil. Denise a d’abord fait la connaissance de la sœur cadette, Indira, qui fréquente le même cours de dessin qu’elle. Dans une lettre datée du 17 novembre 1931, elle nous parlera de la sœur aînée, Amrita Sher Gil,  qui deviendra la plus grande peintre de l’Inde moderne et décèdera à l’âge de 28 ans.