Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce lundi 25 janvier 1932
Phil, je ne voudrais pas que vous pensiez mon silence dû à une stupide bouderie. Je n’ai rien à vous pardonner puisque je suis paresseuse plus que vous encore je crois. La vérité, c’est que je suis sortie beaucoup depuis quelque temps, ce n’est pas une excuse, je le sais bien, et c’est très mal de vous écrire moins souvent parce que je m’amuse davantage. Aussi vous demandé-je pardon et je vous promets de ne plus recommencer !
Je crois connaître le musée de l’Hôtel de Ville à Bordeaux, ou tout au moins en partie. Mais il me semble n’y avoir découvert rien de bien remarquable. Savez-vous s’il existe un musée Goya ? parce que Goya a vécu la fin de sa vie à Bordeaux et il y a certainement laissé une partie de ses dessins et de ses tableaux. Renseignez-vous et allez voir vous-même, ce doit être intéressant.
A propos de peinture, mon amie hindoue va refaire mon portrait, à l’huile cette fois. Comme elle doit l’exposer, si c’est réussi, je vous enverrai la photo.
Voici le tableau en question, dont nous aurons l'occasion de reparler, Indira à gauche, Denise à droite.
Vendredi dernier, j’ai été à un récital de musique hongroise : c’était très calé et je n’y ai pas compris grand-chose. Ce soir, je vais à un récital de danses et de mimes. Mon professeur de culture physique y danse et aussi une jeune fille que je connais[1].
Je n’ai pas vu « Le Chant du Marin », mais Simone connaît et cela lui plaît. J’ai vu « Kriss » et j’aime beaucoup, seulement je comprends que le grand public se lasse de ces films, parce qu’évidemment, ils sont remarquables seulement par la beauté des images et des interprètes, et ce n’est pas ce que la majorité des gens vient chercher au cinéma.
Je vais aller voir « L’Opéra de quat’sous » de Pabst. Il paraît que c’est curieux et remarquable.
L'Opéra de quat'sous, de Pabst
A propos de Pabst, il tourne en ce moment en Algérie une nouvelle version de l’Atlantide[2], et je connais l’interprète de Tanit-Zerga. C’est une petite danseuse tzigane, Tela Tchaï, qui venait au cours de culture physique[3] avec nous, il y a deux mois.
Affiche de Gitanes avec Tela Tchaï, et lieu de tournage, 1932
Je ne lis rien. J’ai une dizaine de livres commencés, que je n’arrive pas à finir. Comme je ne dessine pas suffisamment non plus, je me demande vraiment ce que je fais ! Quant à Simone, son temps se passe entre la Faculté et le cinéma. Ces jours-ci, elle préparait une conférence sur le Mariage. Vous voyez ça d’ici ?
[1] Le professeur de culture physique est Michel Nimcovitz (déjà rencontré dans la correspondance) et la jeune fille, Tela Tchaï
[2] L'Atlantide est un film germano-français réalisé par Georg Wilhelm Pabst, sorti en 1932, et tiré du roman homonyme, L'Atlantide de Pierre Benoit. Il a été tourné en trois versions, toutes trois par le même réalisateur : une en allemand, une deuxième en français, et une troisième en anglais. Certains acteurs comme Brigitte Helm ont tenu leur rôle dans les trois versions, alors que d'autres personnages ont été interprétés par des comédiens différents. Les lieux de tournage furent situés à Touggourt et Ouargla dans le Sud algérien.
[3] Il s’agit du cours de culture physique dirigé par Michel Nimcovitz, déjà cité. Quant à Tela Tchaï, qui fit carrière dans le cinéma des années 30, elle avait 8 jours de plus que Denise, car elle était née le 10 août 1909, et Denise le 18. De son vrai nom, Martha Noémi Winterstein née Vanhootegem, Tela Tchaï, d’origine tsigane, fut aussi artiste-peintre ; elle est décédée le 15 juillet 1993 à Saint-Tropez