Lettre de Philippe à Denise, Bordeaux, 1er juillet 1932

C’est vrai, il y a longtemps, très longtemps, que je n’ai pas écrit ce nom : Denise, et si je suis inexcusable de ne l’avoir pas fait, c’est qu’à mes moments de liberté, je pensais à vous sans avoir le courage de vous écrire !

Pendant ce long mois qui vient de s’écouler presque sans que vous ayez de mes nouvelles, j’ai travaillé mon examen puis le 15 juin et les jours suivants, je l’ai passé. Je suis assez content de mes compositions, mais en juin dernier, je l’étais tout autant… et puis maintenant, à quoi bon faire des calculs, espérer ou désespérer : les résultats vont  paraître dans quelques jours et je saurai alors ce que sera ma vie.

Depuis l’examen, je suis allé quatre jours à Royan, laver mon esprit du spleen qui l’envahit toujours lorsque je suis dans une ville et que seule, votre présence –j’en suis certain- pourrait chasser. Là-bas, il faisait soleil, j’ai passé mes journées seul en canoë, allant de la pointe de Suzac à St Palais[1] et pensant à vous toujours. Je n’avais presque aucun camarade et d’ami, point du tout, c’est pourquoi je préférais ma chère solitude.

 De la pointe de Suzac à St Palais en canoë

  

 à gauche Saint Palais-sur-mer au crépuscule, à droite la pointe de Suzac

 la côte royannaise ou Côte de Beauté

Puis je suis rentré à Bordeaux, attendre les résultats : il fait lourd et la ville est pleine de poussière ou de boue après chaque orage et je voudrais repartir. Comme je n’avais rien de mieux à faire, je prépare l’oral à tout hasard.  Demain, j’irai à l’hôpital me faire enlever par un camarade la petite balle de plomb que j’ai dans le genou et que vous trouvez si déplaisante, et puis je continuerai à attendre. Quand est-ce que j’agirai ?

Vous ne pouvez savoir combien les photos que vous m’envoyez m’ont fait plaisir, surtout celle du tableau où je vous aime beaucoup[2], … et puis, elle me fait faire connaissance de ces deux amies Hindoues dont je vous ai tant entendu parler.

  Denise, détail du tableau

J’ai lu Aventures de Mer, de Monfreid, peut-être vous l’avais-je dit ? J’aime beaucoup, peut-être plus que les Secrets de la Mer Rouge. J’irai peut-être voir Kriss[3] dans quelques jours, mais avec combien de retard ! Je viens de m’apercevoir que j’abuse parfois du mot peut-être !

 Aventures de Mer et Secrets de la Mer Rouge font en fait partie d'une trilogie de Monfreid

Voilà tout ce que j’ai fait, quelle a été ma vie pendant un mois guère différent des autres. Il me manque toujours ce qui peut me rendre heureux : votre présence et la Mer  et peut-être n’aurai-je plus dans quelque temps que …la Mer?

Je suis certain que je n’aurai jamais pour une autre jeune fille les sentiments que j’ai pour vous, alors, rappelez-vous ce que je vous ai dit à Pâques : vous essayez de bien faire votre vie sans moi s’il le faut, en pensant parfois à Phil comme à un frère qui est disparu…

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[1] La distance en canoë est d’environ 8 kilomètres d’un point à l’autre.

[2] Allusion au tableau « Les jeunes Filles », en chantier.

[3] Kriss, film cité dans les lettres de Denise à Philippe du 11 et de 25 janvier 1932.