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De si longues Fiançailles
16 septembre 2021

Lettre de Denise à Philippe, Royan ce 3 juin 1938

Je suis couchée depuis un petit moment et j’ai un peu mal à la tête. Mais je veux t’écrire pour que tu aies une lettre de moi dans ce Famagouste dont le nom me semble une plaisanterie. Est-ce que les avions vont dans ce drôle de pays ? Est-ce qu’on y boit un vin de Chypre ? Il est très bon.

vins de chypre

J’aurais eu le temps, je crois, de t’écrire encore une fois à Port-Said, après avoir reçu ta lettre. Mais je n’ai pas voulu le faire, parce que tu es trop méchant. Ça faisait plus d’une semaine que j’étais sans nouvelles de toi ! Tes lettres m’intéressent beaucoup. Regarde bien tout ce qu’il y a autour de toi pour avoir beaucoup de choses à me raconter au retour. Ça me donne envie d’habiter Bizerte avec toi, dans une petite maison arabe sue une colline ( ?) qui dominerait la mer. Il y aurait  une cour intérieure avec un jet d’eau et des lauriers roses, et je meublerais les pièces à l’arabe, avec beaucoup de tapis, des coffres et pas de sièges. Tu veux bien ?

Tableau marine Orientaliste port de Bizerte Tunisie

Il paraît que 150 frs par m2, ce n’est pas cher du tout pour des tapis de Kairouan et j’ai déjà  des commandes, … lorsque nous serons installés à Bizerte…

Je ne sais pas si Port-Said c’est très intéressant. On dit que non. Je serai très contente si tu peux aller au Caire[1], avec tes hommes-de-bonne-conduite.  Je suis ravie aussi que tu refasses du sport, parce que depuis deux ou trois ans, tu ne faisais plus rien. Est-ce que tu as de futurs champions dans ton équipe ?

Moi, je ne sais pas quoi te raconter sur ma vie. Je ne me suis pas encore baignée parce que je suis indisposée depuis hier. (Juste au moment de ton retour, je le serai … naturellement). Je continue de travailler à ma nappe, c’est décourageant, je n’en ai pas encore fait la moitié. Et pourtant, tu sais, je travaille ! comme je ne remue pas sur la plage, je suis cuite par morceaux, ça fait très laid. Par exemple, ma main droite, qui est dessus mon ouvrage, est deux fois plus brune que la gauche qui est dessous.

Je n’habiterai jamais Royan, tu sais. Quel affreux pays ! Sur la plage de Foncillon, tous les gens passent leur temps à dire du mal les uns des autres. Il y a trois groupes : le groupe Durepaire[2]. Mme Durepaire est un peu toquée et il y a vraiment n’importe qui avec elle. Le groupe Gaillard, mère et fille[3]. Ces deux affreuses femelles sont plus méchantes que jamais, elles déchirent à tue-tête toutes les femmes du pays. Le groupe de Mme Moisy[4], plus sympathique et moins méchant, composé surtout de grands-mères qui gardent leurs petits-enfants. C’est dans celui-là que je vais quand je n’ai pas le courage de rester toute seule. Mais ce n’est pas très gai. Autrement, je m’assois à côté d’une grande jeune femme blonde, très distinguée et plutôt sympathique, qui ne parle à personne et vient tous les jours sur la plage avec une bonne et ses deux petites filles. Je crois qu’elle est la femme d’un médecin militaire actuellement aux colonies.

J’ai reçu une lettre d’Indu hier, qui me dit qu’Amri part pour l’Europe ce mois-ci. Alors, je lui ai écrit immédiatement pour lui dire qu’elle vienne passer quelques jours avec nous à Toulon, si c’est possible[5] (Je demanderai à la propriétaire de nous louer la chambre à côté de la salle de bains pour quelques jours). J’étais ennuyée de ne pouvoir t’en parler avant de lui écrire, mais c’était impossible, je n’avais pas le temps, ma lettre arrivera peut-être même après son départ. Indu ne me disait pas si elle devait partir au début ou à la fin du mois. Tu n’es pas fâché ?

Et d’ailleurs, je me demande si elle pourra accepter, elle devait aller à Paris en voiture avec des amis, de Marseille. Enfin, on verra, je lui demande de me répondre tout de suite. Par exemple, j’aimerais mieux qu’elle arrive seulement vers le 10 juillet pour que j’aie le temps d’arranger un peu notre maison.

Quant à Indu, elle ne pèse plus que 40 kgs et son ménage est, je crois, en train de devenir un enfer. Pauvre petite… et pauvre type !

Elle m’envoie comme cadeau de mariage un manteau trois-quarts de Kashmir.

Figure-toi que Jouhaux et la C.G.T.[6] sont venus à Royan la semaine dernière.

1938 06 03 Léon Jouhaux  Léon Jouhaux 1951

Je ne les ai pas vus, mais cette semaine, c’est le congrès national des S.F.I.O., Blum en tête de 3.000 types !

1938 06 04 05 06 Congrès de Roayn SFIO  1938 06 04 L'Humanité Congrès de Royan

 

1938 06 07 La République  Léon Blum 1936

Cette fois, je les verrai peut-être, car ils sont descendus à l’Hôtel de Foncillon, Bellevue et l’Hôtel de Paris ayant, paraît-il, refusé de les recevoir.

hôtel Bellevue  Royan Grand Hotel de Paris

Et dimanche en huit, c’est le Congrès National des Radicaux Socialistes !!!

1938 06 11 La République Rad-soc

Tu avoueras que nous sommes privilégiés. Comme ta mère et ton grand-père viennent me chercher ce jour-là, je me demande s’ils iront voir William Bertrand[7].

Mes cousins Marbœuf sont là en ce moment, ils ont loué près de la gare un appartement assez gentil avec une terrasse, dans une maison neuve. J’attends avec impatience qu’ils aient reçu leurs meubles, car ils les ont fait faire, et d’après les explications ; je crois que ce ne doit pas être trop mal.

Phil, je vais te quitter, il est une heure 20. J’ai eu un peu mal au ventre… J’ai beaucoup de peine que tu sois loin de moi. Encore un terrible mois.



[1] Afin que Philippe puisse rencontrer Nelly Zaky, la grande amie de Denise.

[2] Durepaire est un patronyme assez fréquent encore de nos jours à Royan et dans les environs.

[3] La fille Gaillard se nomme Eliane. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce ne fut jamais une amie de Denise, comme on peut en juger dans 3 lettres : le 27 avril et les 3 et 5 octobre 1936. On parle aussi d’un Philippe Gaillard à Royan dans une lettre du 1er octobre 1931, mais on ne sait pas s’il a un lien de parenté avec les deux dames Gaillard.

[4] Mme Moisy ainsi que son fils (ou petit-fils) sont évoqués dans les lettres du 28 août 1934, du 5 août et 9 novembre 1936 ainsi que  du 10 avril 1937.

[5] Cette dernière occasion de revoir Amrita avant la guerre et avant sa mort en 1941 va malheureusement échouer.

[6] Léon Jouhaux (1879-1954) est un syndicaliste français. Ouvrier allumettier et syndicaliste, il est secrétaire général de la Confédération générale du travail  de 1909 à 1947. Président du conseil économique et social, vice-président du Bureau international du travail et vice-président de la Confédération internationale des syndicats libres, il reçoit en 1951 le prix Nobel de la paix. Dans un premier temps de tendance syndicaliste révolutionnaire et libertaire3, il est considéré après 1914 comme réformiste.

[7] Rappelons que William Bertrand (1881-1961) est un ami de la famille Dyvorne. En juin 1938, il n’est plus ministre depuis 2 mois et demi. Par contre, il reste Député radical de Charente-Inférieure et membre très actif du Parti républicain, radical et radical-socialiste.

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