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De si longues Fiançailles
8 août 2021

Lettre de Denise à Philippe, Clichy, 16 mars 1938

Evidemment, le pavé est tombé dans la mare aux grenouilles ! Il était déjà tombé quand je t’ai écrit ma dernière lettre, mais je n’ai pas voulu te le dire pour ne pas troubler ton examen. Ta mère a envoyé à mon oncle[1] une lettre, non seulement inutile, mais terriblement maladroite, dans laquelle elle parle du contrat depuis la première page jusqu’à la dernière. Ça fait la 3ème lettre –en tout douze pages- que lui inspire ce fameux contrat –ou plus exactement la crainte que je puisse faire valoir un jour mes droits sur la maison de Chéray. (Comme si c’était possible. Tu n’as malheureusement pas de père, je ne vois pas très bien comment tu pourrais réclamer sa part, elle vivante !) Je lui avais donné toutes les précisions possibles dans ma réponse à sa première lettre, elle a répondu  en s’étendant sur quatre pages, que ça lui convenait parfaitement, mais qu’elle allait quand même écrire à mon oncle. Alors, voyant cela, j’ai laissé tomber et j’ai cessé de lui écrire. Et voici qu’elle vient dire à mon oncle : « Je suppose qu’il s’agit de la communauté réduite aux acquêts ! » Comme j’avais soigneusement conservé mon brouillon, je l’ai montré à mon oncle qui en a conclu qu’elle était un peu toquée, mais que ça ne l’empêchait  pas de défendre merveilleusement ses intérêts.

D’autre part, elle commence en disant : « Je m’adresse à vous parce que vous êtes le seul homme de la famille, et qu’un homme est toujours plus entendu dans les questions d’intérêts. » Figure-toi, j’avais toujours pensé qu’elle était une femme, elle…

Naturellement, ma mère a été terriblement vexée qu’on la considère comme inexistante. Ensuite, tu sais qu’elle ne s’est jamais entendue des mieux avec mon oncle et n’aime pas du tout le voir se mêler de nos affaires. Tu peux imaginer que j’ai passé l’âge d’avoir un tuteur.

Elle dit qu’elle aurait préféré que nous attendions six mois parce qu’à ce moment-là ta position aurait été plus assurée ( ?), que tu ne savais même pas exactement la solde que tu allais toucher ( ??) et que d’ici-là, elle aurait pu faire des économies pour te les donner. Inutile de te dire que cette dernière phrase s’est heurtée à l’incrédulité la plus générale.

Enfin, et c’est là le bouquet aux yeux de ma famille,  elle ajoute que « n’ayant ni l’un, ni l’autre l’habitude de compter, elle a peur que d’ici peu la vie ne nous semble bien compliquée… »

Tu imagines l’effet produit. C’était déjà un peu fort qu’elle aille dire que tu étais dépensier, mais moi !!! A ce propos, tu pourras la rassurer, l’argent que je dépensais m’appartenait en propre, depuis que je te connais, j’ai à peu près gagné chaque année les 5 ou 6.000 frs qui m’étaient nécessaires, soit en donnant des leçons, soit en faisant du journalisme.

Bref, mon oncle était plutôt embêté que ravi de l’honneur qui lui échouait. Il comprenait que maman était vexée et, bien qu’il soit un homme pratique et terre-à-terre, il était profondément choqué que la seule chose qui intéresse ta mère dans le mariage de son fils unique soit cette question de contrat. Douze pages : huit à moi, quatre à lui… Et avec ça, des réflexions délicieuses : « ça n’empêche pas de s’aimer » !

Tu comprends, ma famille a été gâtée par l’exemple des pauvres Rosé[2], qui, après avoir estimé inutile de faire un contrat, l’ont fait faire parce que ça faisait plaisir, l’ont payé docilement, ne l’ont jamais vu et ne se sont même jamais inquiété de la forme sous laquelle il était passé… Il est vrai qu’ils ne sont pas Charentais[3].

Enfin, mon oncle a répondu par une petite lettre très froide et cérémonieuse –dans laquelle il parlait uniquement du contrat et ne prononçait même pas une fois notre nom. Il a dit que c’était inutile puisque ça n’avait pour elle qu’une importance secondaire.

Je doute fort qu’elle soit satisfaite et, la connaissant, je suppose qu’elle va réécrire, et alors, à quelle histoire nous mènera-t-elle ? Elle voudrait faire rater notre mariage qu’elle ne s’y prendrait pas autrement.

Maman est calmée, au fond, elle aurait été très embêtée d’avoir à répondre –c’est moi qui aurais été obligée de faire la lettre- maintenant elle triomphe et me répète sur tous les tons de l’innocence outragée : « Comment aurais-tu voulu que j’aie au début une bonne opinion de Philippe ? C’était sa propre famille qui se chargeait de défaire sa réputation. »

Et le plus drôle –ou le plus triste- c’est que c’est vrai. Mes cousines n’ayant fait que lui répéter fidèlement ce que ta grand-mère[4] racontait à cette époque à toutes les commères de Foncillon.

Tu vous, mon pauvre Phil, que j’avais grandement raison en empêchant qu’ils se connaissent. A la première entrevue, j’imagine fort bien ce qui se passerait : maman inaugurerait un air de martyre résignée[5], genre « Sainte Blandine dans la cage aux lions » -c’est un rôle qu’elle aime beaucoup jouer, mon oncle aurait une attaque d’apoplexie et ta mère une crise d’hystérie. Et les deux malheureuses victimes, ce serait nous…

blandine

Comme les enfants seraient heureux si les parents consentaient à faire moins de bêtises !

Enfin, les choses en sont là. Moi, je n’ai pas écrit, étant dans l’impossibilité, à l’heure actuelle, d’écrire quelque chose de poli. J’en ai assez de ses façons de paysan du Danube, si elle s’imagine que ça prendra avec moi, elle se trompe. Elle ne m’impressionne pas du tout depuis que je l’ai jugée, et il vaudrait mieux pour elle qu’elle ne se mêle pas trop de nos affaires. Elle n’a pas trop bien réussi sa vie elle-même pour se mêler de donner des conseils à ceux qui débutent normalement dans la leur. Nous nous débrouillerons comme tous les garçons et les filles de notre génération, comme Simone qui fait la classe en ce moment sans cahiers, sans livres, sans lessiveuse et sans école… Elle siège dans le Tribunal[6] !

école de plein air Comore

La seule chose qui m’ennuie, c’est toi, dont le séjour dans l’île[7] ne va pas être particulièrement gai. Mais tu sais, viens dès que tu en auras assez. Ce n’est pas moi qui te reprocherai d’arriver trop vite. Ensuite, n’oublie pas la promesse que tu m’as faite de ne rien lui demander, ni à ton grand-père. Il ne faut pas. Elle me disait dans une aimable lettre très indulgente pour toi, écrite en juillet : « Il a l’âge de comprendre qu’on doit mettre ses désirs en exécution que lorsqu’on le peut de ses propres forces. » (Il y avait une faute de français, mais ça ne fait rien) Le moment est venu pour toi de lui prouver que tu peux te passer d’elle. C’est la seule chose, je crois, qui puisse l’impressionner. Et puis, je t’en prie, ne te mets pas en colère. Ça ne sert à rien, et je suis sûre que chaque fois que tu t’es mis en colère, tu lui as cédé après. Rappelle-toi. Du reste, je suis à peu près sûre que c’est la première fois que tu lui résistes jusqu’au bout, et c’est cela qu’elle ne peut pas digérer.

Le contrat est « de communauté réduite aux acquêts[8] ».

régime matrimonial

C'est-à-dire que chaque héritage que nous ferons restera notre bien propre. C’est la forme la plus simple et la plus logique, celle qu’on emploie toujours et qui n’amène jamais d’embêtements. C’est pourquoi son esprit compliqué cherche des subtilités. Je t’envoie un bout de papier que je viens de trouver sur lequel tonton Maurice a écrit la clause la plus importante du contrat, celle à laquelle elle tient tant. Lis-la, je t’en prie, sans cela, elle pensera que tu es un pauvre type tombé de la lune, ce qui au fond, est sa véritable opinion sur toi.

Nous nous marions dans treize jours. C’est vraiment excitant pour moi d’avoir à réfléchir au sujet d’un contrat… Je te jure bien que si tu étais orphelin, je n’aurais jamais accepté qu’on en fasse, parce que ce n’est pas autre chose qu’une marque de défiance réciproque. Mais … tu n’es pas orphelin. Reviens vite me trouver, Phil, seulement quand tu seras là, j’aurai vraiment l’impression que nous allons nous marier. Tandis que maintenant, j’ai peur. La semaine dernière, j’avais peur de la guerre, cette fois, je m’attends à je ne sais quoi d’imprévisible dont nous souffrirons tous les deux.

Je voudrais tant connaître déjà le résultat de ton examen. Je serai contente malgré tout que tu partes avec le commandant Bonnot, en dépit de ces deux mois où je serai si seule et si triste. Ecris-moi avant de quitter Toulon, moi, je ne t’écrirai pas à Chéray.

Mme Bonnot nous a envoyé lundi matin un joli service à porto en verre teinté –à peu près de la même couleur que ce que j’ai déjà acheté.

service à porto du Cdt Bonnot

J’ai écrit pour la remercier et elle m’a répondu une carte très gentille dans laquelle elle me demande si je veux deux verres de plus, le service n’en comportant que 6 au lieu de 8. Elle dit aussi qu’elle sera contente de nous voir quand tu seras à Paris.

J’ai acheté aujourd’hui mon service à verre –en verre fumé, aussi, il est très gentil et comporte 4 verres différents par personne, et mon service de table en faïence beige qui est très joli. Aussi, un amour de petit service à fruits, avec 6 petites coupes individuelles et la coupe centrale, et des dessous de couverts en verre teinté, je rendrai les blancs à maman. Seulement, tu ne verras pas tout cela, ça restera dans le magasin jusqu’à ce qu’on puisse le faire envoyer à Toulon. En somme, nous n’aurons pas tellement de caisses à faire, ce qui pèsera le plus lourd, ce sont les caisses et les livres.

Si tu vois le commandant Bonnot, tu pourras peut-être le remercier du service à porto. J’ai prévenu Mme Bonnot que tu ne lui écrirais peut-être pas cette semaine à cause de ton examen.

Ecris-moi vite, dis-moi ce que tu penses de ces histoires. Surtout ne te fâche pas quand tu seras là-bas, tu parlerais plus que tu ne veux et ça retomberait sur nous. Heureusement qu’elle n’a su qu’à la dernière minute que tu allais faire publier nos bans. Sans ça, il y a déjà trois mois que nous serions embêtés.

Comme je voudrais que tu sois déjà ici. Ces derniers jours me paraissent longs comme des siècles. Si au moins nous étions mariés !

P.S. : tu n’es pas fâché de tout de que je t’ai écrit ? Mais tu sais, ça fait huit jours que j’étais très en colère à cause de cela.



[1] Maurice Proutaux

[2] Les beaux-parents de Simone, qui a épousé Lucien Rosé

[3] Réputés pour leur pingrerie.

[4] La grand-mère Adine, que Philippe adorait, glosait donc sur son petit-fils…

[5] C’est vrai que dans mon enfance ou mon adolescence, une expression circulait dans la famille : « Ne fais pas ta Julie » », pour dire à quelqu’un qu’il faisait mine de se sacrifier.

[6] Il s’agit du Tribunal indigène d’Athiémé. Il faut souligner ici que ce tribunal servait plutôt à juger les opposants à la politique coloniale qu’à abriter des classes primaires.

[7] Après son oral d’examen à Toulon, Philippe va se rendre à l’île d’Oléron voir sa mère et son grand-père et chercher des vêtements pour son mariage. Ses parents ne se rendront pas à Paris pour l’événement.

[8] Le régime de la communauté réduite aux acquêt est en fait qualifié de mariage sans contrat, c’est le régime par défaut : Les biens mobiliers ou immobiliers possédés avant le mariage restent leur propriété personnelle. Le patrimoine des époux se compose de biens propres, de biens communs et de dettes. En respectant certaines conditions, les époux peuvent changer de régime matrimonial. À la fin du mariage, les biens communs sont séparés en 2 parts égales. Il existe divers types de contrats de mariage :

-           Communauté d'acquêts aménagée

-           Communauté universelle

-           Séparation de biens

-           Participation aux acquêts

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