Lettre de Denise à Philippe Clichy, ce dimanche 13 mars 1938
Moi aussi, j’ai à peine eu le temps de me rendre compte de ta présence et naturellement, j’ai retrouvé depuis ton départ toutes les choses que j’avais à te dire. J’en ai une surtout : je voudrais que ces 17 derniers jours soient passés et que nous soyons l’un à l’autre pour toujours.
Pour toujours ? Je me demande combien de semaines cela veut dire. Sais-tu que je suis tout à fait affolée depuis hier à cause de l’annexion[1] de l’Autriche. Jusqu’à présent, je ne voulais pas croire à la guerre, mais maintenant, je suis persuadée que c’est seulement une question de mois. Le temps pour Hitler de préparer l’annexion des Sudètes. Et il a toujours dit qu’il s’occuperait de la Tchécoslovaquie quand la question autrichienne serait réglée. Et il fait ce qu’il dit, celui-là. Je ne peux pas m’empêcher d’éprouver une sorte d’admiration épouvantée envers ce peuple qui, de vaincu et humilié, est devenu par sa propre volonté et sans l’aide de personne, le plus redouté d’Europe.
Hier, tous les gens parlaient de cela et tous les hommes dans la rue parlaient de leur départ pour la guerre comme si c’était une question d’heures. En rentrant chez moi hier soir, maman, en plus de cela, m’annonce une chose désagréable. Je suis tellement détraquée depuis cette dernière année que cela, joint aux pensées lugubres de guerre que j’avais nourries toute la journée, me porte sur les nerfs et je me mets à pleurer, exactement comme à la Schlucht[2], sans pouvoir m’arrêter.
Figure-toi, je pleurais en mangeant, sur les malheurs de l’Autriche, sur toi qui allais partir, sur le petit Espagnol de St Ouen que j’avais vu l’après-midi et qui m’avait dit qu’il n’avait pas peur d’aller à la guerre, comme les autres… J’impressionne tellement maman qu’elle se figure que la guerre va éclater le lendemain et se met à pleurer aussi (seulement, elle avait déjà diné, ce n’était pas sur ses aliments). Tu imagines le tableau ? C’était tellement ridicule que j’ai eu l’impression que la guerre, après tout, n’allait peut-être pas éclater…
Et toi, qu’est-ce que tu penses ? J’ai eu peur, aussi, qu’on supprime les permissions. Elles sont supprimées dans l’Est. Oh Phil, j’ai toujours eu l’idée que la guerre serait déclarée au moment où nous nous marierions. Je ne sais pas pourquoi. Dieu veuille que je me trompe !
Au fond, c’est assez stupide ce que je te raconte. Mais je deviens aussi stupide –je suis bien contente que tu aies trouvé un appartement -4.500 frs, ce n’est pas cher, si nous pouvons ne pas donner plus[3], ce sera très bien. C’est certainement moins cher à Toulon qu’à Paris.
J’ai hâte de savoir si tu as vu le Commandant Bonnot. Peux-tu partir sur La Galissonnière ? Maman aussi attend que tu le dises pour écrire à je ne sais plus qui.
Quand finis-tu de passer ton oral ? Jeudi ? Il faudra que tu sois à Paris le vendredi matin sans faute (de la semaine qui précède notre mariage) à cause de la signature du trop fameux contrat, qui ne peut avoir lieu plus tard. A ce propos, n’oublie pas de me dire les prénoms de ta mère[4], pour que le notaire puisse préparer le contrat.
Moi aussi, Phil, je voudrais tant et tant que nous soyons unis. Je voudrais être toujours à toi. Je suis furieuse à la pensée que dix-sept jours nous séparent encore !
Tous les ennuis que nous avons eus et que nous aurons encore nous uniront davantage, je crois.
[1] L’annexion de l’Autriche révèle au monde l’impuissance des nations démocratiques et, en particulier, de la France. La fin de l’année 1937 et les premiers mois de 1938 se passent dans l’angoisse. La presse socialiste multiplie, en direction de Londres et de Paris, des appels pressants à réagir. Elle insiste sur la crise de confiance à l’Est, sur la menace hitlérienne qui se précise. Le silence des démocraties est « angoissant, tragique, épouvantable ».
[2] La Schlucht est un col d’Alsace, où Denise ont passé des vacances fin mars 1937.
[4] La mère de Denise se prénomme Anne-Marie, Julie, Rachel.