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De si longues Fiançailles
4 juillet 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, mardi 28 novembre 1933

Phil,

J’ai reçu ta lettre hier matin et si je ne t’ai pas répondu plus vite, c’est d’abord parce que je n’en ai pas eu le temps, et ensuite parce que je voulais réfléchir avant de le faire (tu me dis toi aussi que tu réfléchis, ça fait beaucoup de réflexions ensemble !)

Ecoute, je ne crois pas que tu aies pris une décision très raisonnable. Ça m’ennuie de te dire cela, ça m’ennuie même tellement que j’ai commencé cette lettre vers six heures, j’ai laissé passer le diner et tu vois où j’en suis à onze heures du soir ! Mais vraiment, je ne vois pas très bien où tout cela peut te mener. Tu dis que tu aurais lâché la marine si tu avais pu avoir une situation rapidement : tu n’espérais pas tout de même en avoir une au bout de six mois ou d’un an ? Tu dis aussi que pour l’aviation, tu serais obligé de prendre un engagement de cinq ans. Evidemment, c’est très ennuyeux, mais est-ce que c’est absolument obligatoire et ne pourrais-tu pas avoir ton brevet de pilote civil avant de faire ton service ? Et le concours dont tu me parles, se passe-t-il seulement une fois par an ? Parce que si tu retournes à Bordeaux pour la marine et que tu sois reçu, en mettant les choses au mieux, il te faudra au moins cinq ans aussi, sans rien manquer, pour avoir tout fini. Et si tu n’es pas reçu … tu seras l’année prochaine exactement dans la même situation que maintenant, avec un an de plus. Alors, je t’en prie, si tu dois retourner à Bordeaux, prépare autre chose en même temps que la marine marchande.

Et puis non, ce n’est pas cela. Tu m’écris : je ne comprends pas la vie sans la mer ou toi. Mon pauvre Phil, j’ai bien peur qu’il soit impossible de vivre avec deux amours pareils dans le cœur, c’est trop pour un seul homme.  Et je crains que le moment de choisir soit arrivé pour toi. Ecoute, j’hésite beaucoup avant de t’écrire cela, je ne voudrais pas que tu supposes que je le fais en pensant à moi. Vraiment non, je t’assure, tu dois me connaître assez pour savoir que je n’obéis pas à une jalousie puérile, et jusqu’à présent, je ne t’ai jamais dit une seule parole pour t’empêcher d’être marin. Mais maintenant, je juge que c’est une chose à peu près impossible, matériellement. Songe que même si tu étais reçu, ça ferait cinq ou six ans à se voir une fois par hasard ? Si tu en sens le courage, alors, vois-tu, je crois que tu aurais aussi celui de ne plus me voir du tout… Et, au fond, toute la question est là : M’aimes-tu assez pour vivre uniquement pour moi, et es-tu sûr que tu n’en auras jamais de regret ? Si tu savais comme cela m’est pénible à écrire, mais c’est une idée que je ne peux supporter, que tu puisses avoir un regret quelconque à cause de moi. J’aimerais mieux cent fois renoncer à toi.

Phil, je me rends compte que je m’exprime très mal, et je ne sais pas si tu sauras voir tout ce qu’il y a dans cette lettre. J’ai peur qu’elle te décourage. Je t’aime tant, si tu savais… mais justement parce que je t’aime, je voudrais tellement que tu sois heureux !

Enfin, je me demande comment tu peux supporter l’idée de rester tant d’années sans nous voir, ou presque… Je pense que tu ne dois pas réaliser ce que ça représente. Je ne voudrais pas que tu croies que je tiens essentiellement à te voir faire de l’aviation, seulement pour moi, ça présenterait un avantage immense : c’est que tu pourrais être à Paris pour cela –autrement ce ne serait pas la peine que ton William Bertrand soit sous-ministre à l’Intérieur[1]. A propos, si tu as quelque chose à lui demander, dépêche-toi de le faire, car ici, les plus optimistes prédisent en général une durée de quinze jours au nouveau ministère…

Tu comprends, Phil, je sais bien que c’est impossible qu’on soit toujours ensemble avant un temps très long, mais si j’habitais le même pays que toi, si je pouvais te voir souvent et d’une façon régulière, alors je me sentirais le courage de t’attendre vingt-cinq ans… ou même moins. Et tu sais, je ne t’empêcherai pas de travailler, au contraire : je suis très raisonnable quand je veux. Il y a bien les colonies aussi, mais à moins d’y connaître quelqu’un, je me demande ce que tu pourrais y faire, puisque tu n’es pas spécialisé.

Phil, je vais t’entretenir de choses plus gaies –si on veut. Figure-toi que le vendredi 17, le modèle d’Amri est allée poser comme d’habitude dans son atelier, et le samedi, l’enfant naissait, à huit mois… Amri n’est pas encore revenue de la rapidité avec laquelle ça s’est passé. Maintenant, la pauvre fille (elle a vingt ans) doit sortir de l’hôpital demain avec le gosse et ne sait où aller, on l’a mise à la porte de son hôtel parce qu’elle n’a pas d’argent pour payer. Quant au type responsable, il est en Amérique et ne lui répond même pas quand elle lui écrit, et il paraît que c’était le premier (je m’aperçois que cette histoire n’est ni très originale, ni très gaie). Amri s’en occupe un peu, mais elle a déjà sur les bras un peintre qui couche sous les ponts, ou à peu près, et qui a l’estomac tellement rétréci de n’avoir pas mangé, m’a expliqué Indu, qu’il ne peut presque rien avaler maintenant[2].  Je prévois donc la transformation rapide de l’atelier d’Amri en asile de nuit[3]. Elles s’en vont à Buda-Pest pour dix jours, à Noël. Je suis invitée à aller avec elles, mais je ne crois pas que j’irai.

Je ne suis pas du tout sortie depuis ton départ, sauf pour aller chez les Sher-Gil hier. J’ai téléphoné à Pierre (Bouzin) pour lui demander des billets pour la Chambre[4], il a dit qu’il m’en enverrait et aussi qu’il irait au théâtre avec moi un soir, d’après ce que j’ai compris.

Chambre Palais Bourbon La Chambre, autrement dit le Palais-Bourbon

Amri est très embêtée de n’avoir pu terminer son modèle. Alors, pour se consoler, elle fait le portrait de sa camarade d’atelier : une jeune fille très curieuse, paraît-il, qui n’a « ni le courage de vivre, ni celui de mourir[5] ». Alors, pour solutionner la question, elle ne mange pas. A ce petit jeu, elle est devenue diaphane et éthérée. Elle est fiancée depuis quelques six ans à un allemand très bien portant, qui l’adore et qu’elle n’aime pas, et qui n’ose pas la toucher de peur de la casser. Pauvre type ! Je suis invitée à aller contempler le phénomène un après-midi[6].

Marie-Louise Chassany 1911-1939      Sweatshirt Marie-Louise Chassany

Si vous êtes fan de Marie-Louise, offrez-vous le "Sweatshirt Marie-Louise Chassany"...!

bob1934

A ces trois portraits de Marie-Louise Chassany, je rajoute une œuvre tout à fait exceptionnelle, intitulée  « Portrait de Chassany », également baptisée « Femme à la guitare » ou encore « Femme folle de musique », réalisée en 1934 par Robert Humblot, dit « Bob » (1907-1962). Il fut exposé au Salon des Tuileries de 1934. Je remercie chaleureusement  Brigitte  Humblot, fille de Bob, pour m’avoir permis d’illustrer ainsi cette lettre. Toutes les informations proviennent du travail de Brigitte Humblot dans le « catalogue raisonné de l’œuvre peint[7] ». Brigitte Humblot a publié en 2016 une monographie, « Humblot », en collaboration avec Lydia Harambourg (Editions d’art Somogy).

texte explicatif Portrait Chassany    2016 Monographie

Informations concernant le portrait de Chassany sur le catalogue                                     Monographie parue en 2016

 voici une esquisse figurant dans le cahier de croquis en ma possession, qui pourrait rassembler à un portrait au charbon de Chassany, évoqué en note ci-dessous. 

 

Je vais te quitter, Phil, il est deux heures, c’est vraiment grand temps de terminer cette terrible lettre. Je t’en prie, réponds-moi très vite et dis-moi que tu n’es pas fâché. Et puis réfléchis encore aux choses que je t’ai dites, c’est très sérieux, tu sais ! Si seulement je pouvais te voir plus souvent, c’est formidable ce que j’aurais du courage, et toi aussi, tu verrais. Mais je t’en prie, renseigne-toi encore, c’est impossible qu’il n’y ait pas une autre solution que celle dont tu me parles.

P.S. : Ouf, quel martyre ! J’ai une crampe au poignet et il est 2 heures ¼ du matin ! Je ne relis pas…



[1] Effectivement, William Bertrand, « l’ami de la famille Dyvorne » est Sous-secrétaire d'État à l'Intérieur du 26 novembre 1933 au 9 janvier 1934 dans le gouvernement Camille Chautemps, soit une durée de 44 jours.

[2] Il s’agit du peintre Sigur Wittman, dont nous parlerons en 1934.

[3] De nombreuses biographies ont été écrites sur Amrita, mais aucune ne contient tous les détails et descriptions que recèle la correspondance de Denise à Philippe.

[4] Pierre Bouzin, ami de Philippe, travaille dans le journalisme à Paris et a ses entrées à la Chambre des Députés. En 1933, c’était la XVe législature qui y a siégé du 1er juin 1932 au 31 mai 1936.

[5] C’est ici que la fameuse Marie-Louise Chassany entre en scène. Des rumeurs d’une liaison entre elle et Amrita ont couru, qu’Amrita a énergiquement démenties… Nous reverrons Marie-Louise en 1934, avec le portrait dont parle Denise. Ce qui est étrange sur ses prédictions (dont vous avez la primeur, chers lecteurs), c’est qu’elle décède en 1939, à l’âge de 28 ans, le même âge qu’Amrita qui mourra deux ans plus tard. Je ne pense pas que les exégètes d’Amrita aient noté la coïncidence.

[6] Cette description très précise de Marie-Louise Chassany est également complètement inédite. Elle est très superficiellement mentionnée chez les biographes d’Amrita, qui insistent seulement sur sa supposée liaison avec elle. En plus de la galerie de portraits de Marie-Louise figurant ci-dessus, il faut mentionner une autre représentation  d’elle,  malheureusement non disponible, un dessin finement exécuté au charbon par Amrita, mais qui pourrait ressembler à l’esquisse en ma possession (voir ci-dessus).

[7] Le catalogue raisonné d'un artiste peintre, joaillier ou sculpteur est l'inventaire le plus complet possible de ses œuvres et de leur localisation et avec la mention de leurs propriétaires moyennant leur accord.

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