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De si longues Fiançailles
29 novembre 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce 29 mai 1936

Phil, c’est moi maintenant qui suis en retard pour t’écrire. J’ai eu la curiosité d’attendre la lettre que tu me promettais pour le lendemain du jour où tu m’as écrit[1]… Mais comme ça promet d’être un peu long, je n’ai plus le courage d’attendre.

Dimanche matin, je suis allée à l’aviron, lundi j’ai vu Betty[2], nous avons pris le thé ensemble, mais je l’ai faite attendre une heure ! Mardi, je suis allée au Tribunal, c’était très intéressant[3]. Le président m’a dit qu’il avait entendu parler d’une demoiselle Biche, mais qu’il ne la connaissait pas. Mercredi, Helen, la seconde Canadienne, est venue à la maison. Elle est très amusante et sympathique aussi, mais je comprends bien moins son anglais que celui de Betty. Décidément, j’aime beaucoup mieux les jeunes filles anglo-saxonnes que les françaises (que je déteste !). Jeudi soir, je suis allée dans une nouvelle piscine qui a des vagues artificielles[4] (pas tout le temps heureusement, parce qu’on ne peut pas nager).

piscine Lutetia 1         piscine Lutetia 2

La piscine à vagues Lutetia, inaugurée en 1935, ouverte en 1936

1936 05 29 Excelsior Piscine Lutetia le 19 octobre 1935 Elle fut inaugurée le 19 octobre 1935 

Aujourd’hui, je n’ai rien fait que me donner un shampoing, et après le diner,  je m’en vais écouter un prédicateur[5] avec Maman ! Ça me barbe, mais je n’ai pas osé refuser.

Le Père Janvier     1924 04 06 2ème étage tours ND conférence du père Janvier Denise à droite

 Denise avait déjà écouté une conférence du père Janvier à Notre-Dame en avril 1924 (à droite sur la photo, 2ème étage des tours)

Est-ce que c’est toujours le 15, ton examen ? Ecoute, je vais tellement penser à toi que tu seras certainement reçu. Il le faut absolument, ça compliquerait trop les choses si tu ne l’étais pas !

Dans la chambre à côté, Simone fait de la législation financière à tue-tête (je ne sais pas si ça s’écrit comme cela). Il paraît que ce n’est pas réjouissant.

Figure-toi que j’ai téléphoné à Pierre Bouzin[6] pour lui demander ce qu’il avait fait de mon mandat. Naturellement, il n’en sait rien, mais il m’a solennellement promis qu’il allait le chercher (je suis bien sûre qu’il n’en fera rien…). Il prépare encore une élection, et il doit aller à Royan dans quelque temps. Je n’ai pas l’impression que ses affaires sont particulièrement brillantes.

C’est embêtant que Brachet[7] soit collé. Qu’est-ce qu’il va faire ? Se représenter ?

Phil, je pense que dans deux mois, je serai bien près de te revoir. Ça sera tellement merveilleux d’être ensemble. Vraiment, je n’ai plus le courage de vivre loin de toi.

Je t’envoie l’Aéro[8]. Simone te demande de lui conserver tous les articles sur le camping –parce que je crois qu’elle en fera en Corse, cet été. C’est une bonne idée, parce que c’est un très beau pays.

L'Aéronautique de mai 1936  Magazine L'Aéro de mai 1936

Je reste à Paris pour la Pentecôte. J’aurai bien voulu retourner en Alsace, comme l’an dernier, mais les fonds me manquent…

Réponds-moi vite, méchant garçon paresseux.

PS : Amri[9] m’a envoyé une grande plaque en argent sculpté, c’est très original et curieux.

 

1936 plaque en argent offerte par Amrita Sher-Gil  Plaque d'argent offerte par Amri


[1] Promesse faite, et non tenue par Philippe, à la fin de sa lettre du 23 mai précédent.

[2] Betty, jeune Ecossaise du Canada, que Denise a rencontrée par le biais de l’Institut Britannique de Paris pour lui faire la conversation en anglais.

[3] Denise se rendait régulièrement au tribunal, pour se former à l’écriture de « papiers » de chronique judiciaire (ce qu’on appelle en termes de journalisme, « les chiens écrasés »). Curieusement, à la toute fin de sa carrière de journaliste, en 1973, Denise, rentrée un peu précipitamment du Maroc, a du travailler quelques mois à L’Echo du Val d’Oise pour avoir le nombre de semestres suffisant pour une retraite bien méritée. On lui avait alors confié « les chiens écrasés » et elle assistait ainsi chaque semaine aux séances du tribunal de Pontoise. Cela devait lui rappeler son jeune temps.

[4] La piscine Lutetia - Hermès rive gauche, construite par l'architecte Lucien Béguet en 1935 et ouverte en 1936 : cette piscine à vagues artificielles prit le nom de "Lutetia", bien qu'elle n'eût pas de lien avec l'hôtel homonyme proche (contrairement à ce que prétendent certains sites). Cet établissement luxueux proposait un hammam pour hommes, un hammam pour femmes, une salle de culture physique, ainsi qu'un bar-restaurant. Fermée dans les années soixante-dix, elle servira entre 1986 et 1998 de showroom à la marque de vêtements "Dorothée Bis". La maison Hermès s'y installe en 2010.

[5] Il pourrait bien s’agir du Père Janvier, pour lequel Julie avait une grande admiration sinon dévotion. Le père Marie-Albert Janvier (1860-1939), aussi connu sous le nom de R. P. Janvier (pour Révérend Père), est un prédicateur catholique français qui fut aumônier des milieux artistiques et littéraires à Paris au début du XX e siècle. On le qualifie de théologien d’Action Française. Infatigable prédicateur, appelé à monter dans la chaire de Notre-Dame de Paris dès 1903, il y prêcha durant vingt-deux carêmes, la morale catholique selon les directives de St Thomas d’Aquin. C’était un fervent monarchiste très conservateur.

[6] On revoit épisodiquement Pierre Bouzin dans cette correspondance. Plus âgé que Philippe (Bouzin est né en 1898), ce personnage vit à Paris, avec sa mère à Neuilly , au 141 avenue de Neuilly, précisément. Il fréquente une mystérieuse Véra, dont on ne sait pas vraiment si l’existence est réelle car ni Philippe, ni Denise, ne l’ont jamais vue. Pierre Bouzin fait du journalisme et s’investit dans la politique, tendance parti républicain. Il possède un bateau qu’il prête parfois à Philippe à condition que celui-ci s’en occupe. Il descend fréquemment à Royan.

[7] Jean Brachet, le copain des sorties en bateau et des bringues de Philippe, plus attiré par la fête que par les études. Semble être devenu magistrat, mais je ne suis sûr de rien.

[8] L’Aéronautique, revue mensuelle illustrée

[9] Amrita Sher-Gil, amie de Denise, peintre devenue célèbre, est repartie en Inde à la fin de 1934. Les deux jeunes femmes continuent à entretenir une correspondance dont j’ai hérité.

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