Lettre de Denise à Philippe, Paris, 5 juin 1936
Phil, méchant garçon, qu’est-ce que tu deviens enfin ? Cela fait quinze jours que tu m’as écrit la dernière fois. Est-ce que tu fais la grève toi aussi[1] ? Tu n’es vraiment pas chic, tu sais. Je ne veux pas croire que c’est uniquement la paresse qui t’a empêché de m’écrire. Mais quoi alors ? Même si tu n’as pas le temps à cause de ton examen, tu pourrais tout de même m’envoyer quelques lignes. J’étais tout à fait décidée à ne pas t’écrire, mais comme je ne suis pas sûre que la poste fonctionne dans quelques jours, je le fais malgré tout.
Tu sais, c’est drôle. Depuis hier, il n’y a plus de journaux, et nous ne savons rien du tout. Seulement que Léon Blum a parlé pendant quatre minutes pour ne rien dire.
Victoire du Front Populaire Usine Calberson en grève à la porte de Clichy
A Clichy, toutes les usines sont occupées. A côté de chez nous, il y en a une, les ouvriers y sont restés trois jours et autant de nuits. Comme ce n’était pas très amusant, ils avaient apporté un accordéon, mais hier, ils sont partis et ne sont pas revenus. Il parait qu’il n’y a presque plus d’essence, et, ce matin, tous les gens faisaient des provisions parce que les Halles ne fonctionnent pas. Il y a au moins la moitié des ouvriers qui subissent la grève parce qu’ils ne peuvent faire autrement, mais qui sont très embêtés. Je me demande si c’est ça que les communistes appellent « soutenir le gouvernement du Front Populaire ». Les gens sont très calmes, heureusement. Dans les usines, ils n’ont pas la permission de boire du vin et, la nuit, ils font des rondes pour s’assurer que le dortoir des femmes et celui des hommes sont séparés !
Nous ne savons absolument pas ce qui se passe en province. Rien, je suppose. On a vaguement appris que le gouvernement était formé[2], mais c’est tout.
Simone s’abrutit de plus en plus. Il paraît qu’elle a mille pages à revoir chaque jour, et, en plus de ça, la matière d’option choisie pour l’écrit ne lui convient pas du tout. Si, pour l’oral, elle a Jèze[3], elle est à peu près sûre de son affaire.
Gaston Jèze, 1869-1953, portrait et croquis in Nos Maîtres de la Faculté de Droit, illustration de Mme Favrot-Houllevigue.
En 1935 et 1936, la Faculté de Droit de Paris fut confrontée à une crise avec les manifestations d’étudiants d’extrême-droite contre l’un de ses professeurs en poste, Gaston Jèze. Ces étudiants de l’Action française et des Jeunesse patriotes reprochaient à Gaston Jèze, proche du parti radical, donc de gauche, d’être hostile au système colonial permettant aux nations européennes d’entrer en possession d’autres parties du monde. En effet, conseiller du Négus de l’Éthiopie, pays confronté à l’invasion de l’Italie mussolinienne, Gaston Jèze avait défendu la cause éthiopienne en mars 1936 devant la Société des Nations et la Cour permanente de justice internationale de La Haye (à cette occasion, il dut se cacher dans la ville suite aux menaces d’assassinat proférées par ses détracteurs !). Mitterrand, alors étudiant en droit, manifesta contre Jèze en mars 1936.
Rosé commence lundi prochain par l’examen médical. Ensuite, il a son stage, pour lequel il vient de commander son costume : veston noir, pantalon rayé, nœud papillon et chapeau melon ! c’est l’uniforme obligatoire.
Quand tu iras à Royan, envoie-moi une dizaine de shampoings Oséol pour cheveux blonds. Est-ce que tu t’en sers toujours pour toi ?
Betty vient de perdre son frère qui avait seize ans et Helen[4], la Canadienne, part pour Angoulême et Royan demain matin, seulement pour deux ou trois jours. Elle n’aura pas trop beau temps.
Quelques photos de 1936 données par Helen à Denise
J’ai fait mercredi matin de la culture physique pendant 25 minutes toute seule. Résultat : encore aujourd’hui je me lève et m’assois avec peine et difficulté. Tu ne diras pas que je manque d’énergie. Et toi ? Je suis sûre que tu ne fais plus rien.
Je te quitte, mais je ne veux pas t’embrasser parce que tu ne le mérites pas. Ecris-moi vite si tu veux que je te pardonne.
L'Action Française du 10 juin 1936
[1] Allusion aux grèves du Front Populaire
[2] Le gouvernement Blum a été formé le 4 juin 1936
[3] Gaston Jèze (Toulouse, 2 mars 1869 – Deauville, 5 août 1953) est un professeur de droit public français, président de l'Institut de droit international, fondateur et directeur de la Revue de science et de législation financière (à partir de 1903), directeur de la Revue de droit public (de 1904 à 1953). Il fut l'un des principaux promoteurs de la science financière comme enseignement autonome dans les universités. Dans les milieux universitaires il est souvent considéré comme le « pape » des finances publiques. C'est également l'un des juristes qui a contribué à remplacer la notion de puissance publique par celle de service public comme justification de l'État et du droit public.
[4] Il s’agit des deux jeunes filles, évoquées par Denise dans sa lettre du 16 mai, pour échanger en anglais.