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De si longues Fiançailles
10 novembre 2020

Lettre d’Indira à Denise, The Holme, Simla, 21 mars 1936

The Holme Julia's blog  The Holme, résidence d’Amrita à Simla (in http://juliadutta.blogspot.com/2010/06/amrita-shergill-holme-and-studio-shimla.html )

 Ma chère Denise

Votre lettre m’a fait bien plaisir. Ça montre que vous pensez un peu à moi. Ou est-ce seulement par devoir ? Enfin, n’analysons pas trop ; il vaut mieux, n’est-ce pas ? Vous m’avez écrit, et cela me suffit.

Je viens de recevoir une longue lettre de Géraud[1] (remplie de belles phrases sur la vie, l’amour et l’amitié) (il n’a rien changé, ses lettres sont toujours aussi bêtes). Il a passé un autre concours, avec d’excellents résultats, grâce à son oncle, qui est un homme très important là-bas. Cet imbécile réussira, non par ses propres mérites (il n’en a pas) mais uniquement parce qu’il a de la chance et du piston. Et de penser qu’il y a des gens vraiment remarquables (comme mon cousin[2], par exemple), qui luttent désespérément et n’aboutissent à rien, parce qu’ils n’ont ni l’argent, ni le piston, et cet espèce d’idiot…. –bon, il vaut mieux que je m’arrête. Je ne sais pas pourquoi, je déteste ce type tellement. Chaque fois que je pense à lui (heureusement, ce n’est pas souvent), je grince des dents et je trépigne de rage. Enfin, j’ai cette consolation de ne plus pouvoir le revoir. Amri n’est  pas encore rentrée[3]. Elle est toujours avec mon demi-frère. Elle travaille et s’amuse beaucoup. Elle fait de la mauvaise peinture (c'est-à-dire des portraits ressemblants sur commande), mais heureusement, elle travaille pour elle-même aussi et fait de très bonnes choses.

Amrita Sher-Gil sa cousine Sumair 1936  1936 The child bride enfant mariée Amrita, oeuvres de 1936

Portrait de commande: sa cousine Sumair                                                         The child bride (l'enfant mariée)

Figurez-vous, elle fait de l’équitation (vous la voyez ?) Il paraît qu’elle est devenue experte. Elle chevauche comme une amazone dans les forêts sauvages pendant des heures. Elle trouve ça épatant. J’aimerais aussi apprendre, malheureusement, j’ai une frousse horrible des chevaux.

étude de cheval Amrita   Etude de cheval, par Amrita

Bien entendu, Amri et Madame Sanford[4] se sont disputées (c’était inévitable, il paraît que sa conduite envers Amri était abominable). Enfin, maintenant, tout est fini entre elles. Elle disait tout le mal possible de nous à nos amis, que nous lui avions présentés et qu’elle avait rencontrés pendant son voyage. Après leur dispute finale, Mme Sanford est revenue à Simla, et ma mère l’a bien attrapée. Vous auriez dû la voir après la scène qui a eu lieu entre elles. Pendant la scène, elle restait abasourdie, ne pouvant dire un mot tellement elle était suffoquée (elle ne s’y attendait pas). Ensuite, elle est venue me demander pardon, et s’est littéralement écroulée sur moi dans son désespoir, en versant des torrents de larmes ; mais j’étais inexorable (car je voyais qu’elle le faisait seulement pour pouvoir continuer son amitié, si on peut appeler ainsi) avec mon père (dont elle devient de plus en plus amoureuse). Elle sait bien, si elle rompait avec nous, ce sera impossible pour elle de revoir mon père. Donc elle n’a pas hésité à me prier de lui pardonner et de s’humilier. Elle qui se dit tellement fière.

Je lui disais, avec beaucoup de froideur, que ce n’était pas la peine de continuer cette soi-disant amitié. Mais elle n’a rien voulu entendre et a continué de pleurer de son mieux. Enfin, c’était une scène pitoyable et ridicule. Elle est partie maintenant et nous espérons que c’est pour de bon.

J’ai reçu une lettre du petit Jean[5], ça m’a fait bien plaisir, car je garde toujours pour le petit Jean un petit coin tendre dans mon cœur… !!!! C’est touchant, n’est-ce pas ? on dirait une phrase de Géraud. Oui, j’étais vraiment  éprise de ce gosse, qui était assez gentil, mais au fond, n’avait rien d’extraordinaire, il était même très bête (c’était uniquement un attrait physique).

Je me porte très bien, et je suis même relativement heureuse, je n’ai pas le moindre désir de retourner en Europe, à moins que ce soit pour très peu de temps. L’atmosphère de Paris (ou peut-être de n’importe quelle grande ville) a un effet néfaste sur moi, ce bruit et ce mouvement perpétuel finissaient par vous briser les nerfs, et puis, ces six ans que j’ai passés à Paris n’avaient malheureusement rien de réjouissant pour moi. A la fin de chaque année, j’espérais que la suivante serait moins pénible, à part quelques souvenirs agréables et quelques amis (vous et Edith[6], par exemple). C’était plutôt triste et ennuyeux.

Je ne comprends pas pourquoi je me suis acharnée à vouloir prolonger notre séjour (car c’était moi surtout qui priais et insistais pour rester encore). L’intention de mes parents était de séjourner trois ans seulement à Paris.

Enfin, n’en parlons plus, c’est du passé, mais ça avait aussi son avantage et je vous ai connue ainsi que quelques autres.

Il commence à faire chaud et bientôt, nous allons pouvoir nous baigner. Ah, ça va être épatant ; la saison commencera aussi, ce sera moins drôle, par exemple, mais comme il n’y a pas moyen d’y échapper, il faut s’y résigner, et qui sait, peut-être rencontrerai-je mon futur mari !!!!!

Simone m’a envoyé une carte d’Hendaye, en décrivant, d’une manière assez drôle, son voyage en Espagne. Remerciez-la de ma part, je vous prie. Et Edith, que devient-elle ? Je n’ai pas eu de ses nouvelles. Il faut absolument que je lui écrive. Est-ce qu’elle est à Paris en ce moment ?

 

(27 mars)

Je reprends ma lettre après un intervalle de cinq jours. Entre-temps, j’ai reçu les livres que vous avez eu la gentillesse de m’envoyer, merci mille fois, et dites-moi combien vous les avez payés. Est-ce que vous les avez achetés chez votre marchand ? Tâchez de me trouver quelques livres très faciles, pour des gens qui commencent à apprendre le français, des livres tout-à-fait élémentaires, par Gabet (G) et Gillard (G), nouvelle méthode de lecture. Enfin, je laisse à vous le soin de choisir ce qu’il y a de mieux, mais pas de la grammaire, seulement des livres pour apprendre à lire. Tâchez, ma chère Denise, de les envoyer le plus vite possible, et dites-moi combien vous avez payé pour tous et je vous enverrai un mandat d’ici.

Gabet Gillard Lecture          Gabet Gillard Lecture 2

 Méthode de lecture par Gabet & Gillard

Merci pour la photo, envoyez-moi d’autres aussi.

Demain, j’aurai 22 ans, c’est effrayant comme on vieillit vite, vous ne trouvez pas[7] ?

Je crois que je n’ai jamais écrit une lettre aussi longue. J’espère que vous vous portez mieux maintenant. C’est dommage que vous ne soyez pas ici, on s’amuserait beaucoup. En attendant votre lettre, je vous embrasse affectueusement.

Indu

PS : Où allez-vous pour les vacances ? J’ai lu un livre d’Anatole France qui m’a beaucoup plu, « Les Dieux ont soif » et un autre que j’aime moins, « L’Anneau d’Améthyste », les connaissez-vous ? 

Anatole France Les Dieux ont soif L'Anneau d'Améthyste   Anatole France, Les dieux ont soif et L'anneau d'améthyste

1936 03 21 The Holme Simla Indira (1) 1936 03 21 The Holme Simla Indira (2)  1936 03 21 The Holme Simla Indira (3) 1936 03 21 The Holme Simla Indira (4)  1936 03 21 The Holme Simla Indira (5)  1936 03 21 The Holme Simla Indira (6)  Les six pages de la lettre d'Indira



[1] Géraud, surnommé « Le Baron », ancien soupirant de Simone, sœur de Denise, puis d’Indira qu’il a voulu épouser. Finalement, il a passé ses examens d’administrateur colonial et devait partir pour Madagascar. Je ne suis pas encore parvenu à découvrir son nom de famille.

[2] De quel cousin s’agit-il ? Le plus connu est le cousin hongrois Viktor Egan, qui est docteur et épouse Amrita en 1938. Il ne correspond guère au portrait que fait Indira de son cousin. Un autre cousin, Indien, se prénomme Amarjit (ou Amarjeet) et était resté en relation avec la famille Sher-Gil après qu’elle eût quitté Simla pour l’Europe, en 1929.

[3] Amrita est partie pour un périple à travers l’Inde avec Mme Sanford, sorte de chaperon américain qui a accompagné Indira lors de son retour en Inde par bateau et que cette dernière ne supporte pas.

[4] Les péripéties rocambolesques avec Madame Sanford durent depuis novembre 1935, lorsqu’Indira a entrepris sa croisière de retour vers l’Inde.

[5] Le petit Jean est un flirt d’Indira rencontré à Royan au cours de l’été 1934. Il avait 17 ans, elle, 20. Le petit Jean a un lourd secret...

[6] Edith Farnadi, pianiste hongroise qui enseigna le piano à Indira à Paris

[7] Denise, elle, fêtera ses 27 ans le 18 août 1936.

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