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De si longues Fiançailles
1 mars 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, mercredi 3 février 1937

J’attends une lettre de toi avec impatience. La dernière était si courte, et tu ne me disais même pas où je devais t’écrire. Je pense que c’est toujours à Rouen et que tu dois être déjà sur le point d’y arriver. Est-ce que le temps est un peu moins mauvais ? La semaine dernière, chaque fois que j’ouvrais un journal, c’était pour voir qu’un bateau s’était perdu.

Excelsior 13-1-37 vapeur finlandais       Excelsior 21-1-37 Naufrage Tryn

Je dois me dépêcher un peu pour t’écrire, car il est presque dix heures, et figure-toi que depuis deux jours, je vais coucher chez mon oncle[1]. Parce qu’il y a des peintres à la maison     et que papa et maman occupent ma chambre. C’est un peu ennuyeux, ça m’oblige à partir le soir et à revenir le matin, mais je dors dans un studio assez gentil. Et puis, c’est seulement pour quelques nuits.

Hier soir, j’ai pris dans la bibliothèque de mon oncle « L’Amant de Lady Chatterley », de D.H. Lawrence[2]. C’est un livre qui a fait un énorme scandale en Angleterre, à tel point qu’on l’a imprimé en France (Mais naturellement, tous les Anglais l’ont lu). C’est effectivement assez crû, et je n’ai jamais lu un livre français qui le soit autant. Ça m’a assez amusée, parce qu’avec tout ça, c’est terriblement anglais. Il y a deux ou trois réflexions intéressantes, et une observation très vraie. C’est même drôle que ce soit un homme qui l’ait écrit, car seulement une femme peut ressentir cette chose-là. Mais au fond, comme tous ces bouquins qui veulent prouver quelque chose au point de vue sexuel, c’est assez idiot parce que ça repose sur des cas tellement particuliers que ça ne prouve rien du tout en général. Et puis, ça donne l’impression d’avoir été écrit par des types qui ne voient uniquement que le côté sexuel dans l’amour (Comme « La sonate à Kreutzer » de Tolstoï[3]). Mais Lawrence veut démontrer le contraire de ce qu’avait voulu Tolstoï.

D     Tolstoï La Sonate à Kreutzer

 Deux ouvrages traitant du couple et de la sexualité très diféremment perçus

J’aurais bien aimé que tu sois là, parce qu’il y a plusieurs choses que je n’ai pas très bien comprises. Mais ce n’est pas la peine que tu achètes le livre, il est vraiment un peu trop dégoûtant. Il y a d’autres ouvrages beaucoup mieux de Lawrence, mais naturellement c’est celui-ci que tout le monde connaît, à cause du scandale.

Je ne sais pas ce que ta mère pensera de notre voyage en Alsace. Mais vraiment, je veux y aller. Je mène une vie trop triste ici, et si je ne dois pas te voir pendant dix mois, j’ai bien le droit à une compensation ! D’autant plus que je m’apprête à passer à Paris les mois d’été, et sûrement ce sera dur[4]. Est-ce que tes parents seront installés à Oléron pour Pâques ? J’espère que tu le sauras avant, parce que ça changerait tout pour moi. Ma tante[5] a fait savoir que, Pâques étant trop tôt, elle n’irait pas à Royan. Mais je peux peut-être la faire changer d’avis ou la décider à envoyer la bonne. Seulement, j’attends pour faire quelque chose, de t’avoir vu, pour savoir exactement ce que nous ferons.

La neige a commencé à tomber en Alsace. C’est un tout petit début. J’espère que la vague de froid arrivera, mais pas trop tôt pour qu’il reste encore de la neige pour Pâques.

Quand viens-tu à Paris, Phil ? Est-ce cette semaine ? Dépêche-toi, je t’attends depuis longtemps, j’ai plein de choses à te dire. Si tu viens trop tard, je les aurai oubliées.



[1] Maurice Proutaux, frère aîné de Lucien. Les deux frères habitent non loin l’un de l’autre à Clichy.

[2] Publié en 1928, d’abord à Florence. Ne fut publié au Royaume-Uni qu’en 1960. La publication du livre a provoqué un scandale en raison des scènes explicites de relations sexuelles, de son vocabulaire considéré comme grossier et du fait que les amants étaient un homme de la classe ouvrière et une aristocrate. Le roman a aussi fait l'objet d'un procès en Grande-Bretagne pour censure en vertu de la Loi sur l'obscénité en 1960

[3] Longue nouvelle (ou court roman) en langue russe de Léon Tolstoï écrite dans sa maison de Moscou et publiée en 1889. Relations homme-femme et augmentation du nombre de divorces, amour qui n’existe pas, mais  tout au plus une attirance physique qui ne dure pas, l’infidélité et le drame de la jalousie, en sont les thèmes.

[4] L’évolution de la santé du père de Denise est très inquiétante.

[5] Marie Broussard, la sœur aînée de Julie, qui possède la maison de Baignes et la villa de Royan.

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