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De si longues Fiançailles
6 mars 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, samedi 13 février 1937

Phil,

Peux-tu m’expliquer comment ta lettre de Rouen, datée du 8 février, porte le cachet de la poste de cette ville du 11 ?! Je l’ai reçue seulement avant-hier soir, et je me demandais vraiment ce que tu étais devenu. Je t’avais déjà écrit à Cardiff, je ne sais pas si tu as eu cette lettre. Pour Barry Dock, c’était trop tard. J’ai pensé que tu étais déjà sur le chemin du retour. Je suppose que tu auras confié ta lettre à quelqu’un qui l’aura gardée poche restante… (l’enveloppe était sale et froissée).

Dans ma dernière lettre, je te disais que Papa ne s’était pas levé depuis samedi. Il continue à rester couché. Hier soir, il s’est levé pour aller chez le médecin qui, heureusement, habite à côté de la maison, mais, en revenant, il a eu une syncope. J’ n’étais pas là, maman était seule avec lui. Il paraît qu’il a eu juste la force de gagner son lit et de s’é&crouler dessus. Je crois qu’il n’a pas perdu connaissance complètement. Il est très affaibli, et, si tu le voyais, tu le trouverais sûrement très changé. Moi-même, je m’en aperçois. Je crois qu’il doit aller la semaine prochaine voir le directeur de l’Institut du Radium. C’est le seul traitement qu’on n’ait pas encore essayé sur lui. Il veut recommencer à travailler lundi, mais je me demande comment il pourra. Chaque fois qu’il pose son pied par terre, il a une hémorragie formidable et ses pansements sont pleins de sang au bout de deux minutes.

En plus de cela, mon oncle a trouvé le moment opportun pour découvrir qu’il avait de la tension, et si ça ne passe pas, il s’en ira un mois dans le midi avec ma tante[1]. Quant à cette dernière, elle s’est rendue compte que le bout de son sein gauche, au lieu de pointer, s’enfonce à l’intérieur ! (Je t’assure que je ne blague pas et si ce n’était la maladie de mon père, je rirais plutôt). Je suppose que, pour s’en débarrasser, le médecin lui a dit de se faire opérer, opération qui ne présente aucun danger. Alors, elle est satisfaite, il ne reste plus qu’à en fixer la date. Et comme cela, elle peut m’assommer, et assommer les autres, avec ses maladies extraordinaires[2].

Il ne reste plus que moi à tomber malade. Et il y a quelques jours, je m’étais positivement découvert une maladie.

Pour comble de chance, Maman a fait revenir les peintres (ils étaient déjà là quand tu es venu) et depuis huit jours, on ne peut plus se laver. Heureusement, je vais à la piscine et au gymnase, ça me fait trois douches par semaine.

Je vais tâcher de te parler de choses plus gaies. Je crois que la neige a commencé à tomber en Alsace, ils font de la réclame sur les journaux pour les stations des Vosges[3].

Sports d'hiver dans les Vosges La Croix pub de janvier février 37 (1)    Sports d'hiver dans les Vosges La Croix pub de janvier février 37 (2)

 Publicité rédactionnelle des Chemins de Fer, paru en janvier février 1937 dans La Croix

Les Vosges en hiver Les sports d'hiver dans les Vosges

S’il n’y en a pas pour Pâques, nous irons peut-être à Val d’Isère. On m’a parlé aussi d’un chalet-refuge très confortable en Haute-Savoie. Je voudrais bien y être déjà avec toi (s’il ne s’est rien passé d’ici là qui m’empêche de partir).

Ce qui m’empoisonne aussi, c’est la pensée que mon père est obligé de continuer à travailler à cause de moi. Je peux difficilement supporter cette idée.

Je vais te quitter, Phil, je vais à la culture physique et je suis déjà en retard. Et puis, je me rends compte que je t’écris seulement des choses décourageantes, et ça suffit que moi, j’aie des soucis. Dis-moi où je dois t’envoyer la prochaine lettre. J’ai écrit au jeune Sikh pour qu’il t’envoie le petit paquet au milieu de la semaine prochaine à Cardiff[4], mais je ne sais pas s’il a reçu ma lettre.

J’ai reçu ce matin une grande revue hindoue avec un immense portrait d’Amrita en couleurs ! et en première page !

Amrita 24 janvier 1937 "un immense portrait d'Amrita..." (coll. pers.)

P.S. : Il aurait bien mieux valu que ça soit moi qui m’en aille au Dahomey au lieu de Simone. Parce que c’est ce qui a achevé papa.



[1] L’oncle, Maurice Proutaux et la tante Jeanne Furet, frère aîné de Lucien et sœur aînée de Julie.

[2] Dans mon enfance, Denise m’a toujours dit que tante Jeanne était hypocondriaque, mais à vrai dire, elle était tout de même de constitution plus faible que ses sœurs. Elle est décédée en 1946, à l’âge de 73 ans, bien plus jeunes que Marie (85 ans) et surtout Julie (93 ans).

[3] Le premier ski-club français est vosgien, créé en 1896. Le premier remonte-pente des Vosges est inauguré en février 1937 au col de la Schlucht.

[4] Ce cadeau (mystérieux, puisque Denise ne connaît pas le contenu du paquet) provient de l’une des sœurs Sher-Gil et il est évoqué dans la lettre du 9 février.

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