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De si longues Fiançailles
10 mai 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, ce 26 août 1937

Phil,

Je croyais pourtant bien te connaître, mais je constate que tu as gardé le pouvoir de m’étonner. Tu ne m’as pas écrit exactement pendant 23 jours –tu sais très bien que j’avais répondu à ta dernière lettre- et tu trouves ça tout naturel, tu ne me donnes pas même l’ombre d’une raison pour expliquer ton silence.

Parce que le cafard, ce n’en est pas une… ou alors tu resteras des mois sans recevoir une lettre de moi.

Les deux premières semaines, je ne me suis pas inquiétée, je suis habituée maintenant à ta paresse, mais tout de même, cette fois, la limite était nettement dépassée. Si bien que mon aimable mère s’en était aperçue et racontait partout que tu ne m’écrivais plus parce que je t’avais fait de grands reproches au moment de ton examen pour l’aéronautique !!!

Et puisque je suis sur un sujet désagréable, je dois te dire aussi que j’ai reçu vers le 8 août une lettre de ta mère absolument furieuse contre toi et dans laquelle elle me disait qu’elle en avait « par-dessus la tête de ton inconscience » et autres gentillesses de ce genre. Elle semblait persuadée que ton silence était dû au fait qu’elle ne t’envoyait pas d’argent. Enfin, elle m’expliquait aimablement qu’elle m’écrivait toutes ces choses parce qu’elle me considérait « un peu de la famille » ».

J’ai été évidemment touchée par cette attention, mais j’ai pensé en même temps que la somme d’embêtements et d’ennuis que me procure ma propre famille me suffisait amplement sans qu’il soit utile de m’en adjoindre d’autres…

Enfin, j’ai laissé passer quinze jours et je lui ai répondu une lettre assez neutre dans laquelle je lui disais simplement qu’elle se trompait quant à la raison de ton silence, puisque j’étais logée à la même enseigne qu’elle.

Comme tu me dis ne pas lui avoir écrit, j’imagine l’état dans lequel elle doit être à l’heure actuelle ! Ecoute, tu pourrais t’arranger pour lui envoyer une carte toutes les semaines. Ça ne nous avancera pas beaucoup si tu la fâches complètement contre toi. Tu devrais le comprendre.

Quoi qu’il en soit, c’est ton affaire. Mais je te préviens que je n’irai pas à Oléron si je dois servir d’arbitre entre vous deux. Ce n’est déjà pas très drôle pour moi de vivre entourée par des gens malades, grognons et exigeants, je veux au moins avoir la paix « à l’extérieur ».

Papa va plutôt un peu mieux, mais son caractère ne s’améliore pas.

Lucien

Tu me demandes ce que je fais. Ma foi, je peux te répondre : la même chose que toi. Paris est un désert au mois d’Août, je ne puis voir personne, je reste enfermée dans la maison. Je ne peux même plus faire d’aviron, faute de partenaires.

Je suis allée deux fois à Molitor (la piscine), mais je t’avoue que je préfèrerais la Méditerranée, même « trop bleue ».

Affiche piscine Molitor 

Je t’apprends le mariage d’Indu, pour le mois d’octobre[1]. C’est Amri qui me l’a annoncé, elle ne me donne pas beaucoup de détails. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait plutôt du veuf : « un petit bonhomme laid, mais très sympathique et intelligent ».

Je me suis fait faire une jupe-culotte grise très jolie, en ce moment, je me brode une blouse, grise aussi. Je crois que cela te plaira.

Je suppose que tu es au courant de tous les ennuis qui se sont abattus sur le pauvre Commandant Bonnot. Si le ministre ne lui retire pas immédiatement le commandement du « Lieutenant-de-Vaisseau-Paris », tous les pilotes d’Air France font la grève générale. Ils sont vraiment charmants, ces types. Il paraît que l’hydravion est prêt à partir. Ce doit être une situation bien agréable pour le Commandant ! Ils sont plutôt dégoûtants, les pilotes civils.

Bonnot et les pilotes d'Air France

Quand as-tu finalement ta permission, est-ce le 10 octobre ? Je suppose que les 4 jours supplémentaires, tu dois les passer à Paris. En somme, combien de temps resteras-tu à Oléron ? quinze jours ? Il faut tout de même que je le sache.

Est-ce que tu dois passer toujours un autre examen avant ton départ de Toulon ? Est-ce que c’est sûr que tu iras d’abord à Brest, et ensuite à Toulon ? (Autant de questions auxquelles tu ne répondras pas, j’en suis certaine).

Est-ce qu’il y a toujours des peintres à Sanary[2] ? Je suis retournée à l’Exposition, je suis allée au cinéma du Pavillon Allemand. C’était bien mauvais, pas meilleur qu’une production française « moyenne ». Il a bien dégringolé, le cinéma allemand, depuis « Mädchen in Uniform[3] ».

Expo 1937 Pavillon Allemagne Grande salle Une grande salle du Pavillon de l'Allemagne

Ecoute, une fois pour toutes, je ne te ferai plus de reproches quand tu ne m’écriras pas. Je sais trop bien que c’est inutile. Mais tu ne recevras rien de moi non plus…

Maintenant, c’est une chose finie, je souhaite qu’il pleuve un peu sur la Méditerranée, puis que le soleil te donne des idées noires…

Personnellement, je suppose que lorsque nous serons à Oléron, tu le regretteras, parce que s’il pleut tout le temps, nous ne pourrons pas sortir. En conséquence, dès que j’aurai des économies, je m’achèterai un magnifique imperméable transparent !

Je te quitte, il est horriblement tard. Tu es vraiment un méchant garçon et je crois que je te gronderai très fort la prochaine fois que nous serons ensemble. Bientôt, maintenant !



[1] J’ai déjà commencé à présenter ce futur époux d’Indira Sher-Gil, Kalyan Sundaram dans les lettres du 20 avril, 10 mai et 22 juillet. Il sera définitivement introduit, dans la publication du 2 octobre 1937.

[2] J’ai illustré la lettre du 23 août de portraits exécutés par le peintre Moïse Kisling qui s’est installé à Sanary.

[3] La lettre du 24 mai 1932 parle de « Mädchen in Uniform ».

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