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De si longues Fiançailles
29 août 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, vendredi 21 décembre 1934

Phil, j’aurais bien voulu recevoir une lettre de toi aujourd’hui. Peut-être as-tu été trop occupé pour m’écrire ? Je tâche de me consoler en pensant cela, mais j’ai un peu le cœur gros.

Je t’écris sans savoir ton adresse et sans savoir non plus quand cette lettre partira, parce que vraiment tout s’est passé si vite, mercredi, que je n’ai pas eu le temps de rien te dire[1]. Pas même celui d’être triste ! C’est vrai, j’ai réalisé que tu partais dans le courant de l’après-midi, mais à la gare, je ne me souviens de rien du tout, sinon que j’étais un peu affolée parce que j’avais peur que tu manques ton train…

Phil, ça fait très longtemps que je ne t’ai pas parlé avec mon cœur. D’abord, je ne te voyais jamais seul, et dans les lettres, j’ai une espèce de pudeur qui m’empêche de t’écrire les mots que tu attends peut-être. Mais ne crois pas que je t’aime moins, non ! C’est vrai, je suis toujours un peu froide quand je te revois après une longue absence, mais ça, c’est une chose purement physique et je n’y peux rien. Au contraire, il me semble que ça devrait te rassurer plutôt, parce que tu comprends, si je suis comme cela avec toi, que j’aime, simplement parce que j’ai perdu un peu l’habitude de ta présence, tu peux supposer ce que je suis avec les autres que je n’aime pas !

C’est terrible de penser que tu ne pourras presque pas m’écrire –seulement aux escales. Je pense déjà à ton retour et j’en arrive à souhaiter que tu restes seulement trois jours, pour pouvoir les passer toute seule avec toi. Je m’arrangerai pour aller au Havre, c’est sûr. Même si tu vas à Royan après, j’irai te chercher. Mais je veux qu’on soit seuls, au moins une fois, dans une ville qui ne nous connaît pas… Ce serait si beau, je suis certaine que nous ne trouverions jamais un seul sujet de dispute…

Je me demande si dans l’avenir, nous serons réduits à compter les heures que nous passerons ensemble. Et quelquefois, la rage s’empare de moi quand je pense que nous perdons ainsi, loin l’un de l’autre, nos plus belles années. Sais-tu tout le souvenir qui me reste de nos vacances dernières ? Celui des deux jours passés à Montalivet… Est-ce que tu as été plus heureux, toi, à un autre moment de ta vie ?

Montalivet  La plage de Montalivet dans les années 30

Raconte-moi tout ce que tu fais à bord. Est-ce que tu as emporté toutes mes photos et mes lettres ? Où sont-elles. J’ai vu ce matin une petite danseuse brésilienne qui avait de très jolis costumes de son pays.

Rumba 1930                   1934 danseuse brésilienne photo Vero (3)

1. La plus lente des danses latino-américaines, introduite en Europe dans les années 1930 sous le nom de Rumba Boléro: elle est caractérisée par sa musique chaude et langoureuse. La sensualité qui s’en dégage en fait la danse de l’amour.

2. La petite danseuse brésilienne, portant le très joli costume de Bahia, photographiée par "Vero", Werner Rosenberg, ami de Denise

J’ai pensé à toi et je me suis demandé si les Colombiennes, Péruviennes et Chiliennes que tu allais voir étaient habillées de la même façon… Depuis que je sais que tu veux apprendre l’espagnol, j’ai envie de m’y remettre moi aussi. Tu sais, j’ai des tas de grammaires et dictionnaires, j’aurais bien du t’en donner, mais avec cette précipitation, j’ai tout oublié.

Il y a aussi une chose qui m’ennuie. Je voulais savoir si je devais écrire à ta mère pour le 1er janvier. Il me semble que c’est mieux, elle m’a invitée plusieurs fois pendant que vous étiez à Paris. Si tu reçois ma lettre en Espagne, tâche d’y répondre immédiatement pour m’indiquer ce que je dois faire. Autrement, tant pis, j’écrirai !

Je vais te quitter, Phil. Il est une heure et Maman vient de se coucher, enfin ! Elle m’impatientait en me parlant tout le temps. Maintenant je suis seule avec toi (il y a bien Simone, mais elle essaie un madras en lamé devant la glace et ne me gêne pas).


 

[1] Les événements se sont précipités : Philippe a reçu son ordre d’embarquement sur l’Arizona, qui part du Havre le 20 décembre. Il est donc passé à Paris en coup de vent le mercredi 19 pour voir Denise, avant de gagner Le Havre.

 

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