Lettre de Philippe à Denise, Mobile, mardi 1er octobre 1935

J’ai déjà reçu deux lettres de toi –une à La Havane et l’autre ici- et je ne t’ai pas encore répondu !

La traversée Anvers-La Havane a été assez longue, 20 jours, et nous sommes arrivés sur les côtes de Floride pour apprendre qu’il y avait un cyclone[1] en perspective : il a soigneusement tourné autour de nous pour nous éviter et le lendemain de notre départ de La Havane, il est revenu sur ses pas et y est passé –cela a provoqué pas mal de dégâts.

  

 Carte météorologique de l'ouragan remontant la côte ouest de la Floride            Florida East Coast Railway Overseas Railroad déraillé près de Islamorada, durant la tempête.

Je ne te parlerai guère de La Havane car, sur les 26h que nous y sommes restés, j’ai été de quart pendant 24h. De La Havane, nous sommes allés à Gulf Port qui est un petit trou de 12.000 habitants et nous y sommes restés la journée de dimanche dernier, et enfin, hier, nous sommes arrivés ici à midi. Seulement, ici, ils se sont mis en grève[2] et nous avons tout juste une équipe de dockers qui travaille, mais si elle cesse, nous resterons en carafe.

  

 Cartes postales de Gulfport et Mobile

De Mobile nous allons à New Orleans où nous chargerons presque tout et ensuite, nous rentrons en France. Nous devions faire d’autres ports, mais il y a eu un changement d’itinéraire. C’est dommage parce que nous devions faire aussi Houston, Galveston, et surtout Corpus Christi qui vaut la peine.

Je viens de relire tes trois dernières lettres et puis je me suis mis à rêver. C’est très long, deux mois, cela me donne un peu le cafard et pourtant, je devrai être habitué. Evidemment, quand je suis au port, je n’ai guère le temps de déprimer et c’est surtout le soir en me couchant que je pense à toi. Mais à la mer, je reste 8h par jour seul sur la passerelle avec un timonier à la barre. Alors, en regardant la mer, je fais des projets…

Je ne débarquerai pas encore à ce voyage-ci, mais seulement à l’autre, vers le 15 janvier. Je ne puis encore te dire la date de mon prochain passage au Havre, mais je te le dirai avant de quitter le Golfe (du Mexique). Nous ne resterons qu’un minimum de temps au Havre sans doute, car la C^ie ne disposera que de très peu de navires et elle les fait naviguer sans arrêt.

Nous sommes aujourd’hui le 1^er octobre et tu es sans doute en route vers Paris. L’année prochaine, je ne partirai de Royan que vers le 15 octobre. Resteras-tu plus longtemps à Royan ? Tu verras, il fera certainement beau, Royan sera encore plus vide qu’à Pâques et nous serons tous deux seuls et beaucoup plus près de la réalisation de nos vœux.

Une journée s’est écoulée depuis le début de ma lettre ; je suis allé entretemps en ville pour les papiers dans une voiture de l’agence. Le chauffeur, lorsque nous sommes partis, a mis en travers de ses jambes un énorme Colt et nous avons trouvé des flics à la sortie du port qui attendent que les grévistes manifestent ! Nous sommes le seul bateau dans le port à travailler et cela ne va pas très vite. Enfin, nous pensons partir demain mais nous trouverons certainement la même ambiance à New Orleans…

3 octobre, je vais faire poster ma lettre. Hier j’ai été dérangé au cours de ma lettre ; à présent, le chargement se termine et l’on s’en va. Je t’écrirai de New Orleans et espère être plus tranquille.

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[1] Le 2 septembre 1935, un puissant ouragan ravagea le centre des Keys, en Floride. Appelé l'ouragan de la Fête du travail, il s'agit de la première tempête de catégorie 5 à frapper les États-Unis, depuis le début de son histoire écrite.

[2] La grève des dockers de la côte du golfe du Mexique de 1935 était une action de la International Longshoremen's Association , qui dura environ dix semaines, du 1er octobre 1935 à la mi-décembre sur la côte américaine du golfe du Mexique. La grève fut marquée par une violence considérable. Les grévistes de l'ILA frappèrent 23 grandes compagnies de navigation de la côte du Golfe à compter du 1er octobre. Les ports concernés étaient Corpus Christi, Galveston, Houston, Port Arthur, Beaumont, Lake Charles, La Nouvelle-Orléans, Mobile et Pensacola. L’objectif général de la grève était le contrôle par l’ILA des opérations de quai à la Nouvelle-Orléans. La grève a échoué.