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De si longues Fiançailles
13 octobre 2020

Lettre de Denise à Philippe, Paris, lundi 18 novembre 1935

Phil, j’espère que tu es encore à Anvers. En tous cas, tu as sûrement déjà reçu mes deux autres lettres. Tu sais, je ne suis plus aussi bien que la semaine dernière : je recommence à avoir le cafard et à m’ennuyer de toi. Maman qui ne comprend jamais rien veut m’emmener chez le docteur. Comme si je pouvais lui dire ce que j’ai réellement, surtout devant elle ! Enfin, je vais tâcher d’être courageuse.

Alors, toi aussi tu deviens maboul ? Je me demande ce que nous serons, une fois mariés.

Tu as tout de même de la chance d’avoir une tâche fixe à remplir tous les jours. Il me semble que si, pour moi, c’était la même chose, je serais moins abrutie. Mais ça m’embête de plus en plus de rester à la maison. Alors je sors, et quand je reviens, je n’ai plus de courage pour écrire.

Mais je t’ennuie avec tout cela. Je ne suis tout de même pas candidate perpétuelle à la neurasthénie et de temps en temps, je vois des choses qui m’intéressent. Hier, j’ai vu Paul Victor[1]. Il m’a raconté des histoires de Groenland assez intéressantes. Mais maintenant, Paris le dégoûte tout à fait et il retourne dans le Nord au printemps. Mais cette fois, il vivra seul pendant un an avec un petit groupe d’Esquimaux dans le point habité le plus au nord du Groenland  (quel français… ce n’est pas la faute de Paul Victor !) Il lui faut trouver 100.000 francs en six mois, mais je suis sûre qu’il y arrivera. Il fait des conférences –il va en faire aux U.S.A. en février- il écrit un livre, il donne des articles à des tas de revues et de journaux- tout cela au milieu de cinquante personnes qui l’empêchent de travailler. J’admire cette activité et je voudrais bien qu’il m’en passe un peu[2].

Paul-Emile Victor 1907-1995        Boréal & Banquise Grasset 2014

 Paul-Emile Victor (1907-1995) vers 1934                       Boréal et banquise réunis en un seul ouvrage par Grasset en 2014

Phil, j’espère recevoir quelque chose de toi avant ton départ d’Europe. Si tu savais comme ça me fait du bien quand on m’apporte une lettre de toi.

Excuse-moi, je t’écris d’une façon tout à fait décousue, mais maman et ma tante[3] ne cessent pas de parler autour de moi. Je crois que ça, c’est le pire de tout : n’avoir jamais une minute dans la journée où je sois toute seule.

P.S. : donne-moi ton adresse à New Orleans.



[1] Denise s’entête à l’appeler Paul Victor, mais en fait c’est de Paul-Emile Victor qu’il s’agit, et on constate qu’ils se sont bien rencontrés.

[2] C'est en 1934 que l'explorateur Paul-Emile Victor, embarqué sur le Pourquoi-Pas ? du commandant Charcot, découvre le Groenland et les esquimaux d'Ammassadik. Quatorze mois durant il partage le quotidien de la famille esquimaude qui l'adopte. En 1936, il traverse à pied le désert de glace du Groenland. Puis ce sera la Laponie, l'Alaska, la terre Adélie.

C'est journaux de route rédigés lors de ses deux premières expéditions sont autant d'observations et notes précises. Paul-Emile Victor nous montre, photos et croquis à l'appui, que ce peuple est parmi les plus "adaptés" du monde. Mais ce sont aussi des pages tendres et émouvantes : la rencontre avec l'ours, la chasse au narval, les récits des magiciens, et tout simplement, la joie de vivre avec cinquante chiens, vingt-cinq Esquimaux, et Doumidia, sa compagne esquimaude.

[3] Tante Jeanne, sœur aînée de Julie, en même temps que sa belle-sœur, puisqu’elle a épousé le frère aîné de Lucien.

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