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De si longues Fiançailles
30 octobre 2020

Lettre de la baronne d’Encausse à Denise, Hanoï, 16 février 1936

1936 02 16 baronne d'Encausse (1)  1936 02 16 baronne d'Encausse (2)

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Ma bien chère Denise,                                                       Baronne d’Encausse[1], Hanoï

                                                                                       Trésorerie Générale, Tonkin.

Je vous avais promis de vous écrire. Je le fais aujourd’hui avec un réel plaisir. En échange, je vous demanderai de vos nouvelles. Comme je suis loin de Paris ! Déjà 2 mois ½ et 16.000 kilomètres m’en séparent. J’y suis par la pensée et par le cœur, cependant, et il n’y a pas de jours sans que me revienne le souvenir de ceux ou celles que j’y ai laissés. J’ai fait un voyage splendide. La mer et la température ont été délicieuses et que de belles escales, ma chère Denise ! Colombo, Pondichéry que je connaissais déjà, m’ont rappelé tant de souvenirs et ensuite, Singapore, la perle des colonies anglaises, puis Saïgon avec son pittoresque Cholon[2], et enfin Hanoï où je réside depuis le 8 janvier.

La procession du dragon à cholon

À Haiphong, Géraud[3] m’attendait et après une heure d’auto, nous arrivions dans la capitale du Tonkin, c’est une bien belle ville, je vous assure, très élégante, fort bien construite.

Haiphong

Les maisons disparaissent sous les feuillages ou les fleurs. Un joli lac entouré d’arbres orne le centre de la ville. C’est sur ses rives que sont installées toutes les marchandes de fleurs. Sur de grandes corbeilles sont exposés roses, chrysanthèmes, dahlias, tubéreuses.

Lac Hoan Kiem dans les années 30  marchande de fleurs hanoi  CARTE-PHOTO-TONKIN-HANOI-MARCHé-AUX-FLEURS  Un marché aux fleurs à Hanoï

  C’est un tableau si coloré, si parfumé, que c’est un plaisir pour moi d’aller chaque jour l’admirer ! Ce Lac[4] est un vrai bijou, au milieu, un petit temple bouddhique et au bout, contre la ville annamite, une importante pagode. On y arrive par un pont, car cette pagode est encore sur le lac, au milieu d’aréquier[5]s et de roseaux.

Lac Hoan Kiem La tour de la Tortue  Le temple Ngoc Son au bord du lac

La ville européenne vous rappelle un Vichy ou une ville d’eau quelconque.

tonkin_hanoi_668_petit_lac

Ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est le quartier annamite, une vraie ville, du reste. On y trouve dans les rues qui en portent le nom : soie, éventails, paniers, bijoutiers qui travaillent l’argent, grainetiers, etc. Là, un petit peuple s’agite, remue, essayant de vendre sa marchandise. Ils sont tout petits, ces Tonkinois, mais gracieux. Les femmes, les jeunes filles plutôt, sont assez jolies : une grosse torsade de cheveux enroule leur tête et quelquefois, cette torsade est cachée dans du velours ou du lamé d’argent, chez les élégantes.

jeune fille annamite

Il n’y a aucun mélange entre la race européenne et la race indochinoise, cependant, la semaine dernière, j’ai diné chez le résident supérieur avec la sœur[6] de l’Impératrice d’Annam. On lui pardonne parce qu’elle a épousé un Français, le baron Didelot[7].

Agnès Nguyen Huu Hao

Quand je raconte ici que je vais faire un séjour à Bali chez les indigènes, je les vois littéralement suffoqués. A Simla[8], chez des Hindous, cela passe mieux et encore… ! Vous ne pouvez vous figurer ce qu’ici l’esprit est bourgeois et étroit. C’est absolument effarant ! C’est plus provincial que la plus provinciale des provinces ! Ce qui est merveilleux, c’est le grand confort dont on jouit ici : tout est parfait, installation, table, autos, etc.

La température oscille entre 18 et 20° ; à partir  de mai, la chaleur devient accablante. Aussi, avec ma belle-sœur, irons-nous villégiaturer dans une jolie résidence estivale au Tam Dao[9] à 100 km d’Hanoï. Imaginez La Bourboule, Vittel, un coin des Vosges, de l’Auvergne ou des Pyrénées.

La cascade d'argent à Tam Dao au Tonkin

Station de Tam Dao à 1000 mètres d'altitude

Hier dimanche, nous y sommes allés en promenade : ce qui, à mon avis, est le plus beau, c’est la vue de la plaine quand on descend la montagne. Ces rizières ressemblent, avec le soleil, à des entrelacements de miroirs posés sur des gazons, c’est absolument féérique.

Village-riziere-terrasse-tonkin-410

Géraud ne nous accompagnait pas, étant parti la veille pour une chasse au tigre. Il a couché chez son ami Le Guénédal[10] dont le père est résident à une centaine de kilomètres d’Hanoï. En fait de tigre, ils ont tué un ours énorme. C’est déjà quelque chose, et puis ils étaient en pleine forêt vierge, des cascades partout et des sources. Un verre d’eau bu au cœur de la forêt est mortel, un inconvénient également. Ceux qui n’ont pas de bottes ou de cols bien fermés sont la proie de microscopiques sangsues qui vous pompent votre sang, avec une rapidité vertigineuse. Mon fils a été ravi de sa journée et a rapporté de nombreuses photos que nous allons voir ce soir.

Pour vous parler de Géraud, sous un rapport beaucoup plus sérieux, je veux vous dire qu’il a passé son concours très brillamment le 30 janvier. Sur les 18 candidats d’Hanoï, il est le premier. Pour le classement définitif, il faut attendre que soient arrivées à Hanoï toutes les épreuves des candidats de France ; elles seront corrigées et notées et les nominations auront lieu au mois de juin. D’auxiliaire, mon fils passera titulaire et gagnera pour commencer 2.500 francs par mois. En ce moment, il a 1.800.

Il se plaît beaucoup en Indochine. C’est là, du reste, qu’il fera carrière. Il a le plus brillant des appétits, et a repris des couleurs.

Et vous, ma chère petite Denise, que devenez-vous ? Travaillez-vous beaucoup ? Votre sœur est-elle mariée et m’apprendrez-vous bientôt que vous allez suivre son exemple ? J’ai de très bonnes nouvelles d’Indira.

Indira

Elle me dit que Mme Sanford[11] a été rasante ! ... et qu’elles se sont disputées tout le temps. La villa des Sher-Gil est délicieuse. Indira ne s’y est pas reconnue[12]. Au revoir, ma chère Denise. Je vais vous charger de mille et mille amitiés pour Edith Lang[13]. Arrive-t-elle à se débrouiller ? C’est trop triste de penser qu’une aussi grande artiste si complète est obligée de lutter. Bien triste époque que celle où nous vivons.

Je vous embrasse de tout cœur en vous demandant votre amitié

S d’Encausse



[1] Denise a connu, par l’intermédiaire d’Amrita, la Baronne d’Encausse qui fréquentait la famille Sher-Gil à Paris. Il s’agit de Marie "Suzanne" Angèle de MALINGUEHEN (1872-1951), marié à Louis Joachim Isidore d'ENCAUSSE de GANTIES (1858-1928)

[2] Cholon est un quartier de Hô Chi Minh-Ville (anciennement Saïgon), au Viêt Nam. Cholon est organisé autour du marché Bình Tây. Historiquement, il se caractérise par son commerce du riz, ainsi qu’une très forte communauté chinoise implantée à la fin du XVIIIème siècle. La quartier est évoqué dans « L’Amant », de Marguerite Duras (1914-1996), qui avait 22 ans en 1936.

[3] Géraud est le fils de la baronne d’Encausse, né en 1910. Longtemps qualifié par Denise de « Le baron »,  de manière légèrement moqueuse, dans ses lettres, j’ai eu beaucoup de difficultés à l’identifier avant l’année 1936. Il travaille à la Trésorerie Générale de France à Hanoï.

[4] Le lac Hoan Kiem, s’étendant sur 12ha, était auparavant un bras du fleuve Rouge. On l’appelait « Luc Thuy » (l’eau verte) en raison de ses eaux vertes en toute saison. Le roi Ly Thanh Tong (1023-1072) fit construire la pagode Sung Khanh symbolisant l’espoir de la paix pour le pays et les populations. La légende donnant son nom au lac Hoan Kiem (l'Épée restituée) remonte au XVème siècle. Lors d’une excursion en barque, après sa victoire contre les envahisseurs chinois Ming, le roi Lê Thai Tô (1385-1433) aperçut la tortue qui lui avait fait don de l’épée victorieuse, émerger du lac. Elle reprit l’épée dans sa bouche avant de plonger dans l’eau. La tortue  géante, symbole de génie, aurait selon la légende, 500 ans. La dernière grande tortue de cette espèce s’est éteinte à Hoan Kiem en janvier 2016

[5] L’aréquier, ou palmier à bétel, est une espèce de palmiers originaire de l'Inde et de Malaisie. Ses fruits rouge orangé, connus sous le nom de noix d'arec, servent à confectionner une chique de bétel, consommée traditionnellement dans une grande partie de l'Asie. La noix d'arec est un des stimulants les plus importants du monde, utilisée par 200 à 400 millions de personnes

[6] L’impératrice d’Annam se nommait Nam Phuong et avait une sœur aînée, Agnès Nguyen Huu Hao (1903-1998)

[7] Pierre François Georges DIDELOT, baron 1898-1986

[8][8] Rappelons que Simla est la ville d’origine d’Amrita Sher-Gil. La baronne n’indique pas qu’elle y soit allée lorsque les Sher-Gil s’y trouvait, mais cela pourrait expliquer comment elle les a connus. Amrita est née à Budapest en 1913, en Hongrie, que la famille Sher-Gil quitte pour les Indes en 1921. Ils repartiront vers l’Europe à partir de 1926.

[9] Station estivale d’altitude réputée pour son climat agréable. Les habitants d’Hanoï s’y réfugiaient pour fuir la chaleur de la capitale.

[10]Il semble que la famille Le Guénédal se soit installée au Tonkin dès le début du XXème siècle : Léon, Serge, Yves, Marie  Le Guénédal, né le 15 août 1886, y est affecté le 1er mai 1906. En 1908, il est fait état d’un M. Le Guénédal, notaire à Lao Kay (Tonkin). Il s’agit fort probablement du grand-père. Le 18 mars 1914, je trouve la trace d’un M. Le Guénédal : cette fois-ci, il s’agit du père : il assiste à un mariage à Hanoï et joue, à la cathédrale  « accompagné par sa jeune femme, avec son talent habituel et maestria, l’Adagio de la Sonate Pathétique de Beethoven.  « L’avenir du Tonkin » cite, en 1926 et 1929, M.  A. Le Guénédal comme administrateur des services civils. En 1936, une conférence musicale sur la musique hongroise et le rôle important joué par les tziganes dans son développement est  donnée par A. Le Guénédal dans le grand amphithéâtre de l’Université de Hanoi. Cette même année 1936, une plainte émane  d'un Indochinois contre M. Le Guénédal, résident de France à Tuyen Quang (Tonkin) (Archives Nationales d’Outre-mer). Sous la 4ème République, je trouve le nom de Le Guénédal comme auteur d’un rapport sur l’Union Française.

[11] Mme Sanford est un personnage pittoresque dont nous avons suivi les mésaventures à travers les lettres d’Indira qui retournait aux Indes pour rejoindre sa famille à la fin de 1935.

[12] A son arrivée à Simla, Antoinette, la mère d’Amrita et d’Indira a procédé à de nombreux réaménagements de cette maison, bien modeste au départ. Elle deviendra l’atelier d’Amrita.

[13] Edith Láng László, pianiste, amie très intime d’Amrita, avec qui on lui prêta une liaison. Elle était née en 1907 et avait donc 6 années de plus qu’Amrita.

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