Lettre de Philippe à Denise, Bordeaux, vers le 14 septembre 1936
Il est minuit et je viens de finir de lire « Le Livre de San Michele[1] ». J’étais rentré un peu avant 10h, comme je t’avais dit et j’ai rêvé à toi avant de lire. L’as-tu senti ?
Hier soir, je n’ai écrit que ces quelques lignes, ensuite je me suis couché et j’ai pensé à toi très longtemps. Je ne m’endormais pas et je n’ai éteint ma lumière que vers 2h.
J’ai vu Lafon[2] hier soir à l’Ecurie ; il n’avait pas été averti par Melle Vardon[3] et n’a su que le lendemain que nous l’avions attendu. Il te fait ses excuses et compte être présenté une autre fois… mais je ne lui dis pas que tu dois venir dans quelques jours.
Je me suis aperçu que j’avais oublié les photos à faire refaire à Royan –elles sont dans le « Villon[4] » » qui est sur mon bureau dans ma chambre du 1er étage.
"Les photos sont dans le Villon"
Je t’envoie donc en même temps la lettre pour Rosenberg[5], le mandat et l’enveloppe et tu enverras le tout de Royan.
un portrait de Denise par Rosenberg
Je termine ma lettre et vais aller chercher le mandat (à remplir pour Rosenberg). Il est 5h et s’il a fait le même temps à Royan qu’à Bordeaux, tu dois être à Foncillon ou au Chay. Que ne suis-je près de toi ?
Les plages de Foncillon et du Chay à Royan de nos jours
Pardonnez-moi[6] cette lettre si décousue, où chaque phrase est une velléité de vous dire ce qu’il y a dans mon cœur…
Phil
PS : je suis passé à l’hôtel où tu es descendue… On n’a rien trouvé, et au fond, je continue à croire que tes boucles d’oreilles sont venues jusqu’à Royan.
[1] Le Livre de San Michele, du docteur Axel Munthe, est passé de mains en mains. C’est d’abord Denise qui l’a découvert, il lui a beaucoup plu (9 octobre 1935), puis c’est au tour de Lucie, la mère de Philippe (5 janvier 1936), c’est maintenant Philippe que l’apprécie… Bien plus tard, ce fut moi.
[2] Alfred Lafon, proche camarade de Philippe, aux multiples déboires sentimentaux. Philippe en est un peu le confident.
[3] Melle Vardon est très certainement la propriétaire de l’Ecurie-Palace, foyer restaurant pour étudiants à Bordeaux, où Philippe retrouve nombre de ses copains pour des repas festifs ; je n’ai pas trouvé de lien de parenté entre cette demoiselle Vardon et Frédéric Vardon, grand chef cuisinier, propriétaire du restaurant « 39V » à Paris, à deux pas des Champs-Elysées..
[4] Les Œuvres de Villon, un ouvrage dont Philippe ne se sépare pas. Il en parle pour la 1ère fois dans une lettre du 28 décembre 1934.
[5] Werner Rosenberg (1913-1988), connu sous le pseudonyme « Vero », photojournaliste parisien, d'origine juive allemande, naturalisé français en 1939, ami de Denise, dont j’ai hérité un album de photos contenant des portraits de Denise, Philippe, Amrita, Indira, Edith Farnadi, Lucien Rosé, Simone, la plupart d’entre eux datés et signés « Vero ». Dès l'âge de quinze ans, il est devenu un passionné de la photographie. En 1933, il s’installe à Paris, malgré le refus de ses parents de l'accompagner. C’est là qu’il a fait sa vie de photographe, par la production de portraits et de photographies industrielles. Il contribua au magazine Vu de 1928 à 1940.
[6] Philippe revient à un vouvoiement de circonstance, pour quelques instants…