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De si longues Fiançailles
15 mars 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, le 4 mars 1937

Je viens d’écrire à Simone pour éviter à Maman d’avoir à le faire, comme il ne faut pas lui parler de la maladie de Papa. Tu sais, c’est décidé, on l’opère samedi matin vers 11 heures. Il paraît que cet après-midi, il a pleuré en pensant que Simone n’était pas là. A part cela, il est courageux et a bon espoir. C’est vraiment, je crois, la seule chose à tenter, parce que, de toute façon, il était perdu. Je pense qu’on ne l’endormira pas au chloroforme, à cause du cœur, mais probablement avec un mélange de chloroforme et d’éther. Naturellement, j’accompagnerai maman à la clinique pendant l’opération. Elle est assez courageuse jusqu’à présent. Pourvu qu’il ne se passe rien. Il a déjà tellement souffert, c’est pitoyable.

calepin de Julie du 3 au 6 mars sur le calepin de Julie

Cette semaine, nous avons eu beaucoup de photos de Simone et de Lucien. Elles n’offraient rien de très curieux, mais papa a été très heureux de les voir.

1937 Athiémé Prosper & Josette Bancal Lucien & Simone Rosé             1937 Chez les Rosé Athiemé Josette Mme Gayon Toutoute Simone Lucien

  Les Bancal à gauche, les Rosé au centre (chez eux à Athiémé)                  Josette Bancal à gauche, Simone et Lucien à droite

Je suis indisposée depuis ce matin. C’est vraiment un fait exprès, ça avait deux jours de retard ! Et en temps ordinaire, c’est plutôt en avance. Tu avoueras que c’est bizarre comme coïncidence. J’ai eu mal au ventre pendant trois jours avant que ça arrive, c’est là que je suis détraquée, tu sais.

Dans un sens, j’aime mieux que cela soit arrivé en retard, parce que si, par miracle, nous pouvons aller dans la montagne, j’aurai huit ou dix jours de tranquillité, presque tout le temps où nous serons là-bas. Et maintenant, je le désire doublement, qu’on y aille, parce que, sinon, c’est que papa ne sera plus là. Avec l’opération, on saura tout de suite si ça va bien, ou, malheureusement, très mal. C’est tout de même terrible de penser que dans deux jours, il sera peut-être … Non, j’aime mieux ne pas écrire le mot.

J’ai reçu ton mandant et je l’ai touché. Ça fait 1.300 francs que j’ai à toi. Tâche d’économiser le plus possible, il faut que nous ayons absolument 2.000 francs. Et moi, malheureusement, je ne pourrai rien apporter, je le crains. Ce n’est pas le moment d’en demander à mes parents, et quant à écrire un article, j’essaie bien de le faire depuis deux mois, mais c’est matériellement impossible dans une maison bouleversée comme celle-ci.

J’ai reçu une lettre du jeune hindou me demandant si mon paquet était arrivé jusqu’à moi. Lui avais-tu écrit en anglais ? parce qu’il ne sait pas le français. Il me dit qu’il t’a envoyé un sari (c’est ça, la pièce d’étoffe !) , « a blouse piece » (tu ne m’en parles pas), « three border-pieces », « one table center » (est-ce que tu appelles « l’écharpe avec des fils d’argent » ?) et « a silver ring ». Tâche de m’envoyer au moins quelque chose de Nantes, les plus petites pièces. Depuis le temps que ce paquet court après moi à travers l’Europe, j’ai hâte de voir ce qu’il contient.

silk saree with unstitched blouse piece    Indian borders pieces

 A silk saree with an unstitched blouse piece                                                 Indian borders pieces

C’est dommage que tu ne retournes pas en Hollande.

Dans son avant-dernière lettre, Simone expliquait la façon dont elle avait installé son bungalow dahoméen. Ça avait l’air assez gentil, et j’étais triste en lisant son courrier, parce que je pensais que moi aussi, j’aimerais bien arranger une maison à moi. Vraiment, c’est un peu injuste que les uns aient toutes les chances et les autres, rien du tout. Parce qu’enfin, à part peut-être l’amour –qu’au fond, elle ne désirait pas- elle a eu tout. Et moi, aussitôt que je fais un projet, même modeste, je suis sûre de le voir s’écrouler. Vraiment, je me demande si j’aurai un jour de la chance et si je ne vais pas t’apporter « la poisse[1] » (je ne trouve pas de mot plus élégant).

Je vais te quitter, il est une heure et demie du matin et je suis vraiment très fatiguée. Comme je prévois des journées assez tristes pendant lesquelles je devrai être très calme pour soutenir des gens affolés, j’aime mieux me préserver. Phil, je ne te demande pas de penser à moi tout le temps, je sais bien que tu le fais, et cette pensée me donne du courage. Je me demande si tu auras ma lettre samedi matin…



[1] La poix est une colle visqueuse fabriquée depuis le Moyen Âge à partir de résine de pin et de sapin. Le mot dérivé « poisse » est donc quelque chose de collant dont on n'arrive pas à se débarrasser. En argot, elle désigne la malchance qui nous poursuit parfois.

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