Lettre d’Indira à Denise, The Holme, Summer Hill, Simla, 12 septembre 1937

  

  

Ma chère Denise

Ne m’en veuillez pas de ne vous avoir pas écrit avant, mais vous ne pouvez pas imaginer combine je me sens lasse et dégoûtée de tout. Ça me prend par moments, sans raison (comme vous le savez d’ailleurs), et alors, je trouve que la vie-même est stupide et inutile. Je vous écris des choses qui n’ont pas beaucoup de sens, mais ça me fait du bien d’en parler un peu, et puis, ici, il n’y a pas beaucoup de gens avec qui on peut causer de son état sans qu’ils ne pensent que vous êtes un peu toquée, mais vous aussi, vous devriez penser la même chose. Donc je ne vous dirai rien et je me contenterai de vous parler de mon mariage qui doit certainement vous intéresser davantage.

Avez-vous reçu le faire-part que je vous ai envoyé depuis un mois ? Oui, vous avez bien deviné, c’est le veuf avec trois enfants. L’idée que je dois m’occuper de sa progéniture ne me réjouit pas trop, mais enfin, on s’arrangera, de quelque façon, et puis ils peuvent toujours aller à l’école, surtout l’aîné qui a neuf ans.

Nous nous entendons assez bien (au moins, pour le moment). Il est intelligent et bien équilibré : il parle très peu (beaucoup moins que moi), alors vous pouvez vous faire une idée. Le fait que je n’étais pas vierge ne l’a pas beaucoup troublé (en général les hommes d’ici y tiennent assez). Je lui ai raconté avec un plaisir immense mes affaires amoureuses, et le nombre de mes amants, etc. : ça lui a fait de la peine, mais il n’était pas choqué. Il n’a pas de préjugés moraux, ni religieux, ce qui est assez rare aux Indes.

Il est Brahmane[1] et il vient de Madras[2], sa famille est très orthodoxe, c’est pour cela que son père ne veut pas entendre parler de ce mariage[3].

Il a essayé plusieurs fois de lui trouver une jeune fille brahmane de son pays, mais son fils n’en voulait pas. Il voulait empêcher ce mariage, car il croit (il ne m’a jamais vue) que je dois être une femme assez dépravée ; que je ne pourrai jamais comprendre ou vivre selon les coutumes de l’Inde ; parce que je suis à moitié Européenne, et que j’ai vécu la plupart du temps en Europe. De ce que le père en pense, je m’en moque complètement. Ce sera un mariage civil et il aura lieu le 2 octobre à dix heures du matin. Le 4 octobre, nous partirons pour Kashmir, où nous resterons pendant deux semaines. Ensuite, nous irons à Delhi où il reprendra son travail. Je ne sais pas encore s’il revient à Simla l’année prochaine, mais très probablement, nous irons à Hajipur[4], c’est dans le C.P.[5] très loin de Simla.

Savez-vous qu’il a l’intention de prendre 8 mois de congés, en Avril (l’année prochaine), pour faire un voyage en Europe. Moi, je ne veux pas y aller, ça ne me dit rien. Peut-être dans deux ou trois ans ; mais pas en ce moment.

S’il veut absolument partir en voyage, je lui dirai de m’emmener dans les Indes Néerlandaises[6], mais ce que j’aimerais mieux, c’est de rester ici.

Ah ! J’ai oublié de vous parler de son aspect physique : il est tout petit, commence à avoir de l’embonpoint et il a une teint assez foncé ; en somme, ce n’est pas un Adonis, mais c’est peut-être justement pour cela qu’il me plaît physiquement, j’étais toujours attirée par les hommes laids, la beauté, je trouve, est toujours un peu fade, tandis que la laideur a beaucoup d’attrait sensuel.

Evidemment, vous ne serez pas d’accord avec moi sur ce point, vous, avec votre sens esthétique… ne pourrez jamais comprendre ces choses-là…. (manque la fin de la lettre)

---

[1] Brahmane : Membre de la caste sacerdotale, la première des grandes castes traditionnelles de l'Inde.

[2] Madras s’appelle à présent Chennai ; c’ est la capitale de l'État du Tamil Nadu dans l'Inde du Sud et la quatrième ville d'Inde par sa superficie.

[3] Le futur mari d’Indira se nomme Kalyan Sundaram (1904-1992). Son père était un éminent professeur et sa première femme s’appelait Laxmi, décédée en 1934. Kalyan Fit ses études au Presidency College à Madras, puis à Oxford. Il entama sa carrière de fonctionnaire en 1925.

[4] Hajipur est une ville industrielle de l’Uttar Pradesh, dans le Nord-Est de l’Inde. En 1937, la ville était située dans ce que les Britanniques appelaient les Provinces Centrales (C.P.)

[5] C.P. : Central Provinces de l’Empire des Indes.

[6] Indes néerlandaises : nom que les Pays-Bas donnaient à l'ensemble des îles qu'ils contrôlaient en Asie du Sud-Est de 1800 jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Le 17 août 1945, celles-ci proclament leur indépendance sous le nom de république d'Indonésie. Les Pays-Bas ne reconnaissent cette indépendance que le 27 décembre 1949, au terme d'une période de conflit armé et diplomatique.