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De si longues Fiançailles
8 juin 2021

Lettre de Denise à Philippe, Paris, mardi 23 novembre 1937

Je suis sans courage pour t’écrire, parce qu’aujourd’hui je sais une chose encore plus affreuse que tout le reste. Depuis trois jours, papa souffrait énormément de sa jambe –celle qui reste- Le pied était déjà très froid. Le docteur Weiss est venu aujourd’hui et a dit que c’était le début de la gangrène –la même chose qu’au bras.

1937 11 23 un bras une jambe amputés au printemps Lucien... un bras et une jambe amputés depuis le printemps

Maintenant, je ne crois pas qu’il puisse rien arriver de pire.

Il n’y a plus rien à faire qu’à tâcher d’atténuer ses souffrances en lui administrant des piqûres de morphine et d’opium. Comme cela, il sera toujours à demi assoupi et ne sentira pas trop le mal.

Et tu sais, il peut vivre encore quelque temps !

Naturellement, il se demande pourquoi sa jambe le fait ainsi souffrir, maintenant que son bras va bien. Il disait cet après-midi :

Il y a vraiment de quoi perdre son courage avec toutes ces complications. Je finis par me demander si j’en sortirai jamais ?

On va lui cacher sa jambe qui commence à devenir violette. Pourvu qu’il ne s’en aperçoive pas.

Pour le bras, ça avait duré quinze jours. Ça durera peut-être le double. Heureusement, depuis deux nuits, j’avais commencé à lui donner du Gardénal[1] en cachette de maman, qui s’entêtait à ne pas vouloir augmenter la dose. Comme si autre chose avait de l’importance que l’empêcher de souffrir !

tube de gardenal années 50

Je t’en prie, envoie-lui une ou deux cartes. Pourquoi ne l’as-tu pas fait déjà ?

Pour Simone, j’ai l’intention de lui écrire jeudi en lui disant toute la vérité. Nous aurons, je pense, une lettre d’elle demain, elle sait maintenant qu’il a le bras coupé. Je ne peux pas lui demander de venir, je n’en ai pas le droit, tu sais, cela fait une somme énorme d’argent, le voyage aller et retour[2]. C’est à elle et à Rosé de décider ce qu’ils doivent faire.

En plus de cela, si elle revient maintenant, elle risque de le trouver mort. Je ne crois pas qu’il vive plus d’un mois, je l’espère ! Alors, il faudrait qu’elle vienne par avion, là, elle arriverait peut-être assez vite, car elle pourrait être ici dans quinze jours. Si seulement, j’avais su la vérité il y a deux semaines.

J’ai eu l’intention d’aller voir le docteur Lehmann, mais après aujourd’hui, je considère ça comme tout à fait inutile. Que pourra-t-il me dire ? Les médecins ne sont pas des devins, il lui est impossible de savoir si papa sera encore vivant dans un mois.

Il sent encore sa jambe. Dans quelques jours, il ne la sentira plus et ne pourra plus la remuer. Quelle horreur !

Mon chéri, je ne voudrais pas que cela t’empêche de travailler. Pense que dans quelques semaines, je n’aurai plus que toi sur la terre. Mon Dieu, je me demande si toute une vie de bonheur pourra me faire oublier cette chose atroce.

J’ai tellement mal à mon cœur que j’en étouffe. C’est surtout la nuit que c’est terrible.

Enfin ! Le plus dur n’est pas fait. Je t’embrasse de toutes mes forces.

                                                                                                                             Denise

P.S. : Toujours prévoyante, ma tante[3] se faisait des blouses noires cet après-midi !

Robes de deuil années 30



[1] Le gardénal a été préparé en 1912 par Heinrich Hörlein (1882-1954). Il a une action particulièrement prolongée.

[2] Lucien Rosé est en poste au Dahomey, comme jeune administrateur colonial.

[3] Jeanne Proutaux, sœur de Julie, la mère de Denise, et épouse de Maurice, le frère de Lucien.

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