Lettre de Nena de Bernalès à Denise, Ubeda (Jaen), 30/11/1930

  

 

Ma petite Denyse chérie,

Si tu es devenue un peu paresseuse pour écrire (et je ne puis le nier), moi-même, j’arrive à répondre fort mal et au bout d’un laps de temps infini à toutes mes amies. C’est très mal de ma part et je leur demande humblement pardon. Je trouve donc excellente ton idée de nous répondre mutuellement au bout des 15 jours. C’est décidé, tu commences, n’est-ce pas ? Nelly[1] m’a écrit cet été une très gentille lettre.

 Nelly Zaky au Caire en 1927

Je lui ai répondu et j’attends de nouveau de ses nouvelles. Savais-tu qu’elle avait changé d’adresse ? Et toi, mon amie, que deviens-tu ? T’es-tu bien amusée à Royan ? Joues-tu beaucoup au tennis ?

 Denise au tennis de Neuilly en 1926

Tu vas pousser des hauts cris à la nouvelle que je vais t’annoncer –Denyse, je suis fiancée depuis le 24 octobre dernier- et je me marie dans les premiers jours de mars. Je suis heureuse comme il est presqu’impossible de l’être ici-bas –et désire vivement que tous le soient également, surtout ceux que j’aime. S’il plaît à Dieu –nous reviendrons de notre voyage de noces par Paris- ainsi, aurai-je l’immense joie de te revoir et tu connaîtras mon mari. Il est tout ce qu’il y a de plus idéal pour moi- et je l’aime donc de plus en plus, au fur et à mesure que je le connais davantage. Je demande au bon Dieu de m’aider à faire tout son bonheur, comme il fait le mien. Il s’appelle Manolo[2], a 26 ans, est avocat. Nous avons les mêmes goûts, les mêmes idéaux, nous nous entendons à ravir. C’est merveilleux, hâte-toi d’en faire autant, petite Denyse[3].

Cet été, je suis allée avec Maman[4] à Dax, à cause de son rhumatisme.

C’était tout ce qu’il y a de plus tranquille, mais enchanteur, parce que je voyais beaucoup Manolo. A Biarritz, nous n’allions que quelques heures, pour courir les magasins, les couturières, et commander mon trousseau. C’est fait et en janvier, Mademoiselle (notre ancienne institutrice) ira le chercher. Mais il y a encore beaucoup à faire, aussi, une fois que nous serons de nouveau installés à Madrid pour l’hiver (nous partons d’aujourd’hui en huit), devrons-nous nous mettre sérieusement au travail. Pense donc, les meubles ne sont pas encore faits, ni l’appartement cherché ! Si tu pouvais assister à mon mariage, comme je serais heureuse !!! Ne t’en fais pas pour la fameuse revue, nous avons vu un numéro et ce n’est pas très intéressant. Je connais aussi « les Nouvelles littéraires », je les aime, mais je trouve qu’il faut beaucoup les suivre pour que cela porte vraiment ses fruits –qu’en penses-tu ?

 Les Nouvelles ... du 29 novembre 1930

Toi qui es davantage dans le mouvement, tu seras gentille de m’indiquer des livres et des revues intéressantes et nouvelles. Merci et pardonne-moi d’abuser ainsi de ton amitié. As-tu repris tes leçons d’espagnol ? Dis-moi si tu veux que je t’écrive de préférence dans cette langue –je ferai comme tu veux.

Bon, Denyse mignonne, n’oublie pas notre  « bonne résolution », j’attends ta réponse d’ici à 15 jours.

Mon respect à tes chers parents, mes amitiés à ta sœur. Je t’embrasse très affectueusement

Ta vieille amie qui te chérit                                                                        Nena

 Nena à Paris vers 1927

Manolo a toutes mes photos, il ne m’en reste plus. Je tâcherai qu’on nous photographie et t’enverrai une. Es-tu allée au Salon de peinture cet automne ? Te rappelles-tu l’année que nous sommes allées ensemble[5] ?

---

[1] Nelly Zaky, amie égyptienne commune à Denise et Nena.

[2] Manolo s’appelle en réalité Manuel Bermudez de Castro et est issu de la noblesse espagnole d’Amérique latine.

[3] Curieux destin que celui de ces deux jeunes filles amies, qui ont rencontré l’amour en cette année 1930. Nena se marie quelques mois plus tard et aura des enfants peu de temps après, alors que Denise attendra 8 années avant de pouvoir épouser Philippe, juste avant la guerre, ce qui compliquera singulièrement leur vie de couple.

[4] La maman de Nena se nomme Francisca Moreno y Pasquau Visso, épouse de Bernalès y Larrain (1884-1971)

[5] Il s’agit du Salon d’Automne, créé en 1903, au Petit Palais à Paris, par quelques amis en réaction avec l’académisme régnant. Ce Salon  s’est imposé comme acteur et  témoin essentiel de l’émergence des plus importants mouvements artistiques du 20^ème siècle, Fauvisme, Surréalisme, Cubisme, Art abstrait, Nouvelle Figuration, Art singulier etc.