Lettre de Philippe à Denise, Royan, dimanche soir, 19 novembre 1933
Me voilà revenu, pas très gai, à Royan d’où j’étais parti il y a huit jours plein d’espoir… Mais je crois que je suis plus triste encore de t’avoir quittée, car si je pense que j’abandonne la mer comme marin[1], j’ai l’impression que je la retrouverai quand même.
J’ai écrit pour avoir des renseignements sur les manières dont je peux faire l’aviation militaire d’abord, civile ensuite et j’espère qu’ils vont me parvenir d’ici quelques jours. La famille encaisse assez bien. Il n’y a que ma grand-mère qui tique un peu, mais si, comme je le pense, je fais l’aviation, je ne trouverai pas autant de résistance ici, que je le craignais.
Aujourd’hui, je n’ai pas mis les pieds dehors. Mon petit ( ?) amour-propre ayant reçu une blessure trop fraîche pour m’autoriser à recevoir les condoléances d’amis et connaissances.
Et puis, de toute façon, je préférais être seul dans ma chambre au second, pour lire ou bien rêver à toi en regardant l’embouchure de la Gironde.
Vue de la côte royannaise, photo Laetitia Dyvorne
J’ai retrouvé dans « Le Jardin d’Epicure[2] » une phrase qui te plaira : « Si j’avais créé l’homme et la femme, je les aurais faits, non point à la ressemblance des grands singes comme ils sont en effet mais à l’image des insectes qui, après avoir vécu chenilles, se transforment en papillons et n’ont, au terme de leur vie, d’autre souci que d’aimer et d’être beaux… J’aurais de la sorte donné à leur existence mortelle l’amour pour récompense et pour couronne. »
Le Jardin d'Epicure, dédicace de l'auteur à Marcel Schwob
Suite de la lettre Lundi après-midi
Hier soir, après avoir pensé à toi en t’écrivant, je me suis mis à penser à toi en rêvant, si bien que je me suis réveillé à deux heures du matin et j’ai alors trouvé qu’il était préférable de continuer mon rêve dans mon lit.
Aujourd’hui, je suis allé sous la pluie sur la falaise ; il n’y avait évidemment personne –et j’ai fait cette constatation que depuis que je t’ai quittée, je crois n’avoir pas cessé de penser à toi lorsque je suis seul.
J’espère avoir demain une lettre de toi ; j’aurai peut-être aussi des nouvelles sur ce que je veux faire et je te les écrirai.
Images extraites de "Promenades en Saintonge" de Paul Dyvorne (1931) -La grande Conche-
[1] Philippe vient de se faire coller à l’oral à Paris.
[2] Le Jardin d’Epicure, publié en 1895, est une œuvre d’Anatole France, à ne pas confondre avec un livre à succès au titre éponyme plus récent. « Aphorismes, dialogues, textes courts, lettres réelles ou imaginaires, Le Jardin d'Epicure est un résumé composite, conçu par Anatole France lui-même, de sa vision du monde, empreinte de sagesse et surtout d'une ironie d'une finesse inégalée. »Philippe fait régulièrement référence à cet ouvrage au fil des années : novembre 1934, 28 décembre 1934, 11 & 14 novembre 1936, 26 février 1938.