Lettre de Philippe à Denise, Brest, le samedi soir 12 février 1938

Je suis toujours dans ma chambre d’exilé mais ce soir je vais mieux et je pense en sortir demain. Je viens de regarder les photos que j’ai mises dans le Jardin d’Epicure, surtout une que fit Rosenberg, où tu as les cheveux dénoués et tu penches la tête, que j’aime beaucoup. J’ai relu la page qui l’encadre et dont je t’ai déjà parlé… L’Ironie et la Pitié[1] sont deux bonnes conseillères… Cette page m’aide toujours à essayer d’être meilleur et plus compréhensif.

Lorraine a repris sa place dans le port de Brest et dans le paysage. Imagine une baie très profonde dont un bord se perd dans la brume et bordée de collines. Tout près de nous, à deux kilomètres, une ouverture étroite vers la mer : le Goulet.

 Goulet de Brest et phare du Porzic

Le port n’est qu’un plan d’eau délimité par des jetées interminables derrière nous. Brest, on n’en voit que des falaises avec de pauvres maisons dispersées ; au pied : des bâtiments de la Marine, ateliers et entrepôts, et sur le sommet, un grand bâtiment qui a beaucoup d’allure : l’Ecole Navale.

Sur l’eau, des navires aux lignes tendues, bas sur l’eau, silhouettes grises, et dans le fond, les fumées du port de commerce. La teinte grise est partout, sur l’eau, sur les navires, dans le ciel et sur la terre, et tout cela ne manque pas de grandeur.

J’ai eu ta lettre ce matin. Je ne sais pas si le résultat de l’enquête est arrivé, sans doute demain, si je suis tiré d’affaire, je le saurai. J’avais des tas de choses à te dire et t’expliquer pourquoi ma visite au père Colomban m’a fait plus facilement accepter de signer ce papier. Je te l’expliquerai quand nous serons ensemble, bientôt.

Arrêt pour prendre ma température ! 36,8°, tout va bien. Je pense que ce n’est peut-être pas la peine de s’embarrasser  maintenant d’une batterie de cuisine et puisque, certainement, il y aura déjà ce qu’il faut dans notre appartement, nous achèterons lorsque ce sera nécessaire, ce que nous jugerons utile.

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[1] « Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu'il faut lui donner pour témoins et pour juges l'Ironie et la Pitié, comme les Égyptiens appelaient sur leurs morts la déesse Isis et la déesse Nephtys. L'Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères ; l'une, en souriant, nous rend la vie aimable ; l'autre, qui pleure, nous la rend sacrée. » Anatole France ; Le jardin d'Épicure (1895)