Lettre de Denise à Philippe, Paris, jeudi 20 février 1936

Est-ce que tu travailles beaucoup ? Est-ce que tu as commencé à rattraper ton retard ?

Dom José (je veux dire Rosé[1]) n’ira pas en Allemagne, parce qu’il a réfléchi qu’il ne lui resterait plus de temps pour préparer son examen de mai. Aussi, Simone ne fera-t-elle pas de ski cette année (parce que j’ai oublié de te dire qu’elle avait emporté deux costumes de ski, mais qu’il n’y avait pas de neige en Espagne). Elle s’est consolée en s’en servant à Madrid, au grand étonnement des Madrilènes (mais ils sont beaucoup moins malveillants que les Français) et elle est allée à pied à Ségovie, à travers la Sierra (de Guadarrama). Il paraît que c’était très beau.

    

 Le trajet Madrid-Ségovie à pied et la Sierra Guadarrama

Elle a aussi visité Tolède et Séville. Je ne sais pas si c’est le climat, mais son voyage l’a rendue presque bavarde. Elle n’a pas cessé de parler depuis hier.

Figure-toi que j’ai rencontré Michel[2], mon ancien professeur de culture physique, qui est un ami du mari[3] de Jacqueline[4]. D’après ses explications embrouillées, j’ai compris que ce dernier avait été expulsé[5] de France en septembre, et que Jacqueline et lui sont en ce moment à Venise. Mais ils lui ont écrit qu’ils allaient revenir en France. Il m’a dit qu’il ne savait pas comment le père Lamberg, ancien rabbin, avait pu consentir au mariage de son fils avec une chrétienne, mais qu’il avait dépensé tellement d’argent qu’il devait être bien content de s’en débarrasser. Je ne sais pas si Jacqueline a fait une riche acquisition. Mais c’est vrai qu’il y avait quelque chose d’un peu louche autour d’elle et de sa sœur. Michel m’a montré des photos d’elle et de son mari, prises cet été, il n’était déjà pas très beau, mais maintenant il est devenu énorme ! Ça fait rien, si c’est cela que Jacqueline appelait la « beauté masculine », je ne serais pas très fière à ta place.

  Le trio Michel-Jacqueline-Ramo avec leur adresse parisienne

Tout de même, je n’ai pas pu m’empêcher de les envier, parce qu’il paraît qu’ils s’aiment, alors, malgré le père rabbin, ils sont ensemble et sont sûrement très heureux. Tandis que nous… Ça me dégoûte de penser à tous les mariages qui se sont faits depuis que nous nous connaissons ! Et pourtant, au point de vue de l’amélioration de l’espèce humaine, il vaudrait bien mieux que ça soit nous qui soyons mariés[6]. Parce que, tu sais, sans nous flatter, nous sommes bien mieux que tous ces gens-là ! (Seulement, toi, tu dois maigrir !)

Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, je ne peux t’écrire que des idioties. Pourtant, je n’ai rien fait de particulièrement drôle, je t’assure.

Je suis allée voir « David Copperfield » au cinéma avec Maman, c’était vertueux et émouvant. Tout de même, il y avait un petit garçon anglais –David enfant- qui était adorable.

J’ai vu un peu des Jeux Olympiques d’hiver à Garmish[7], c’était épatant. Tu sais, si tu es l’an prochain à Toulon, il faudra que tu t’arranges pour faire du ski. C’est merveilleux, on doit avoir l’impression qu’on est un oiseau –mais pas tout de suite, évidemment.

    

 Les Jeux Olympiques d'Hiver de 1936 en Allemagne, avec le skieur Christl Kranz

J’ai déjà rempli huit pages, tu sais ; il me semble qu’à te raconter toutes les petites histoires plus ou moins idiotes qui m’arrivent, ça me rapproche de toi. Alors, tant pis pour toi si ça t’ennuie. Réponds-moi très vite et plus longuement que tu ne le fais d’habitude.

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[1] Simone et Lucien Rosé reviennent d’une escapade en Espagne, d’une quinzaine de jours, d’où le surnom.

[2] Michel Nimcovitz, souvent évoqué à la fin de 1931 et au cours de l’année 32.

[3] Le mari est Ramo Lamberg, présent en 1932 dans la correspondance de Denise

[4] Jacqueline Tafforeau (1914-2003), amie des années 30 à 32

[5] Ramo Lamberg a sa famille en Italie, il est juif et certainement palestinien, comme Michel Nimcovitz.

[6] Nous sommes en 36, les thèses sur la préservation de la race européenne circulent …

[7] Les Jeux olympiques d'hiver de 1936, officiellement connus comme les IVe Jeux olympiques d'hiver, ont lieu à Garmisch-Partenkirchen en Allemagne du 6 au 16 février 1936. Selon une règle non officielle du Comité international olympique, le pays hôte des Jeux d'été peut également organiser les Jeux d'hiver la même année et, en 1931, après l'attribution à la ville de Berlin des Jeux olympiques d'été de 1936, Garmisch-Partenkirchen est choisi parmi trois villes allemandes pour accueillir les Jeux d'hiver. Après leur accession au pouvoir en 1933, le chancelier Adolf Hitler et le Parti nazi décident d'utiliser les Jeux olympiques comme outil de propagande à la gloire du Troisième Reich et pour montrer la grandeur de la nation allemande. Il s'agit d'une « répétition générale » avant les Jeux d'été, encore plus marqués par les aspects politiques. Des fonds sont débloqués pour organiser les Jeux d'hiver « les plus grandioses de l'histoire ».