Lettre de Denise à Philippe, Paris, lundi 14 décembre 1936
Mon Phil,
Je n’étais pas fâchée, mais si triste que j’ai fini par en tomber malade. C’est vrai, tu sais ? Je suis restée couchée hier toute la journée et aujourd’hui, je me suis levée seulement pour diner. Il faut te dire que j’avais très mal à la gorge depuis plusieurs jours. Alors, j’étais tellement dégoûtée à la pensée de ne pas te voir, et puis aussi, de rester sans nouvelles, que je n’ai pas réagi du tout. Heureusement, j’ai reçu ta lettre à midi, et ce matin, le journal de bord de Simone, qui était très amusant. Ça m’a donné un peu de courage et je me suis levée. J’ai toujours un peu mal à la gorge, mais beaucoup moins à la tête.
Maintenant, je suis relativement consolée, parce que je pense que je pourrai te voir peut-être au début de janvier, quand tu seras à St Malo. En somme, c’est 1.400 francs[1] que tu gagnes ? (1.200 + 200, je suppose que ça veut dire ça…) Alors, sûrement, tu peux faire des économies. Du reste, à moins de jeter ton argent dans la mer, je ne vois pas très bien à quoi tu pourrais le dépenser… Je voudrais vraiment que nous puissions passer huit ou dix jours ensemble, quand tu débarqueras, ni à Paris, ni à Royan. Parce que j’en ai assez, de te voir à moitié : je te vois si peu souvent. Et puis, je ne veux plus retourner à Royan avant qu’on soit marié. Dis-moi que ce sera possible ?
Je t’envoie une lettre qui devait partir quand j’ai reçu la tienne. Je n’ai pas le courage de la recommencer pour te raconter les mêmes choses, ni même de la relire.
La lettre de Simone[2] était vraiment très amusante. Elle a eu beaucoup de succès à bord, les autres femmes étant toutes très moches et sans élégance. Il paraît que les passagers de seconde classe sont peu intéressants et plutôt antipathiques. Enfin, ils ont été continuellement invités en première, eux seuls –alors, tu imagines la jalousie des autres !
Aquarelle représentant le paquebot Asie Salle à manger de l'Asie
Simone s’est assez bien rendu compte des mesquineries de la vie coloniale. Mais ça ne l’a pas empêchée de bien s’amuser. Ils étaient très amis avec le commissaire de bord, je crois que c’est surtout ça qui leur a rendu la traversée si agréable, il ne les quittait pas d’une semelle. Il doit venir nous voir en janvier, et entretemps, passe le 1er de l’an avec eux, à Kotonou, où « l’Asie » sera à quai ce jour-là. Il doit lui rapporter un petit chien de Madère. Rosé, du reste, lui en a acheté un, ainsi qu’une bicyclette, parce que les chevaux ne peuvent pas vivre à cause du climat humide[3].
1. En 1938, le chien avait grandi (devant Simone); à côté, Josette Bancal; debout 2ème et 3ème à partir de la doite, Rosé et Prosper Bancal, l'administrateur. Athiémé, 1938
2. Lit du fleuve Mono à Athiémé
Athiémé n’est pas la pleine brousse –il n’y a pas d’animaux sauvages- mais c’est un véritable trou dont il est difficile de sortir. Simone a un boy-blanchisseur qu’elle paie cent francs par mois[4] et qui lui a déjà demandé une augmentation ! Elle a également un cook, et un prisonnier, qui la promène tous les soirs en pirogue sur la rivière (c’est la coutume d’avoir des prisonniers à son service). Les indigènes sont tous très gentils, très affectueux (ils rient tout le temps, seulement elle les croit un peu voleurs et menteurs). Il paraît que là-bas, la race est rudement bien balancée, et qu’il vaudrait mieux pour les français qu’ils ressemblent physiquement à ces africains, au moins de corps !
Alors, c’est vrai, Phil, que tu es noir toi aussi[5] ? Ça doit être désagréable de ne pas pouvoir se laver comme on veut. J’ai cherché Port Talbot sur la carte, je n’ai jamais pu le situer. Ça doit se trouver dans le Pays de Galles, n’est-ce pas ? Ce ne doit pas être très joli.
Port Talbot est-i plus joli de nos jours?
Si par hasard tu vas à Liverpool, va voir Isabel (Moralès), je ne sais pas ce qu’elle devient[6]. Ou envoie-lui une carte d’Angleterre, tu auras peut-être plus de chance que moi qu’elle te réponde !
Isabel et sa famille en 1924 à Liverpool
Je crois que les villes de Hollande sont très jolies et qu’il y a beaucoup de musées à visiter. J’espère que tu auras un peu de temps pour voir Rotterdam.
J’ai reçu une lettre de ta mère hier matin qui me demande si je veux acheter des fleurs en ton nom à Mme Bonnot et à Mme Bertrand, et un livre dans une édition de luxe pour la petite Bonnot[7]. Pour le livre, c’est un peu difficile, ta mère n’est pas très sûre que « Les Lettres de mon Moulin » soient assez convenables pour elle ! (On les lisait tout haut en classe quand j’avais dix ans, et c’était moi qui étais chargée de choisir seulement celles « convenables »). Mais à l’âge de la petite Bonnot, j’avais lu déjà beaucoup de choses. Enfin, je tâcherai de trouver.
Est-ce que tu as emporté mes photos et mes lettres sur ton cargo ? C’est dommage que tu préfères venir à Paris, j’aurais bien voulu te voir avec des sabots, une vareuse de marin et plein de charbon des pieds à la tête.
[1] 1.400 francs de l’époque font 1060 euros de nos jours.
[2] On a déjà eu un aperçu de la vie africaine de Simone dans la lettre du 25 novembre
[3] C’est surtout la mouche tsétsé qui provoque des ravages parmi les chevaux en zone tropicale
[4] 100 francs 1936 équivalent à 76 €.
[5] Allusion à la poussière de charbon, insidieuse et omniprésente sur le bateau