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De si longues Fiançailles
3 novembre 2020

Lettre de Philippe à Denise, Bordeaux, mercredi 26 février 1936

Lorsque j’ai mis à la poste ma lettre précédente, écrite de la veille –j’avais déjà reçu huit pages de toi et il y avait très longtemps que je n’étais plus fâché- c’est toi, à ton tour, qui vas l’être et penser que je suis injuste, méchant…

Samedi, je suis parti à Royan avec Lami[1] et je comptais t’écrire le soir-même, puis … je ne l’ai pas fait. En revenant dimanche soir, par l’autobus, j’ai fait le voyage avec un camarade de collège marié depuis 2 mois, et qui quittait sa femme pour 48h pour la première fois et était remarquablement taciturne. Je l’aurais bourré de coups de poings avec plaisir. Depuis que je suis à Bordeaux, je ne suis pas encore allé une seule fois au cinéma –d’ailleurs, on ne joue, je crois, rien d’intéressant- et s’il n’y avait pas eu tant de monde mercredi gras –je serais allé voir Serge Lifar[2] ce soir au Grand Théâtre.

Serge Lifar par Boris Dmitrievich Grigoriev     Hommage à Lifar Grand Théâtre de Bordeaux 2014

Portrait de Serge Lifar par Boris Dimitrievich Grigoriev           2014, Hommage à Sege Lifar au Grand Théâtre de Bordeaux

Tout à l’heure, j’ai rencontré les Bonnot[3] –qui m’ont attrapé parce que je n’étais pas encore allé les voir- et je pense y aller la semaine prochaine. Il y a huit jours –il faisait un temps splendide et je n’avais pas envie d’aller en cours, alors j’ai pris le vélo d’un camarade et j’ai foncé sur la route droit devant moi pendant 3 heures –j’étais parti à 8h du matin- puis je suis revenu, ce qui m’a demandé 3h ½, et comme il était trop tard, je n’ai pas déjeuné –qu’est-ce que tu penses de cette manière de faire du sport et de maigrir ? Il est vrai que le soir, j’ai un peu ( !) mangé.

Je vais à la piscine assez souvent –mais ce matin, je l’ai trouvée fermée et en plus de cela, je me suis mis au régime à l’Ecurie[4] en ne mangeant que du pain grillé et très peu ! Enfin, je fais ½ heure de culture physique tous les jours –je ne suis pas encore allé dans une salle d’une façon continue parce que ce mois-ci a été un peu difficile.

Je suis un peu de l’avis de Simone en le généralisant : les pays plus au Sud que le nôtre, l’Espagne, l’Italie et ceux que je connais seraient très agréables à habiter si c’étaient des nordiques qui les peuplaient. Dans le nombre de couleurs que tu m’as énoncées[5], tu as oublié que la chemise est elle aussi d’une couleur particulière, quant aux chaussettes…

J’ai terminé le rouleau de photo, commencé à La Havane, dimanche dernier ; dès que j’aurai les photos, je te les enverrai… si elles sont réussies.

Samedi, je change de chambre et je vais habiter 39 rue Mouneyra[6] dans la même maison qu’au dernier mois de septembre que j’ai passé à Bordeaux. T’en souviens-tu ?

J’ai reçu ce matin une lettre de toi où tu me grondes sans avoir complètement tort et pourtant, j’ai attendu jusqu’à ce soir pour terminer ma lettre –tu ne m’en veux pas trop ? D’ailleurs, je crois que tu dois être comme moi : quand je reçois une lettre, toutes mes pensées de l’instant d’avant s’envolent, et plus je l’ai attendue, plus je suis heureux parce que j’ai pensé des choses idiotes. N’en profite pas pour me faire attendre trop longtemps une réponse.

Tu as parfaitement raison de faire de l’aviron, c’est un des meilleurs sports qui existe –avec la natation : cela fait travailler tous les muscles du corps sans les mettre « en boule ».

Je viens de relire ma lettre, où il n’y a guère que des choses insignifiantes et je me demande si tu la liras toute. Au lieu de tous ces petits faits qui composent ma vie et que je te raconte sans ordre, j’aurais voulu pouvoir te dire combien je t’aime et que je désire autant que toi les vacances de Pâques puis l’été. Je voudrais aussi que tu saches que, derrière toutes ces petites choses –promenades et travail- il y a toujours ta pensée et que tu es ainsi toujours avec moi.



[1] Marcel Lami, vieux copain de Philippe que l’on découvre dans une lettre du 4 juin 1932

[2] Serge Lifar est un danseur, chorégraphe et pédagogue ukrainien naturalisé français, né à Kiev le 2 avril 1905 et mort à Lausanne le 15 décembre 1986. Il a souvent été décrit comme un danseur d'une grande beauté physique et doté d'une présence rayonnante, l'un des plus importants de sa génération. Réformateur du mouvement et de la technique de la danse, à laquelle il ajouta deux positions de pied, Serge Lifar a été l'un des créateurs qui imposèrent le style néo-classique, terme qu'il employa pour qualifier notamment son ballet Suite en blanc de 1943. Nommé maître de ballet de l'Opéra de Paris, de 1930 à 1944 et de 1947 à 1958, il s'employa à restaurer le niveau technique du Ballet de l'Opéra de Paris pour en faire, dans les années 1930 et jusqu'à aujourd'hui, l'un des meilleurs du monde. Yvette Chauviré, Janine Charrat, Roland Petit, entre autres, ont incontestablement subi son influence.

[3] Le commandant Roger Bonnot et son épouse Yvonne

[4] L’Ecurie-Palace, sorte de foyer-restaurant fréquenté par les étudiants, situé 19 rue Sauteyron à Bordeaux.

[5] Se référer à la lettre de Denise du 19 février 1936

[6] Mentionné dans la lettre du 9 septembre 1931, cela remonte à presque 5 ans.

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