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De si longues Fiançailles
8 mai 2021

Lettre de Lucie à Denise, Chéray, 9 août 1937

 

 

 

1937 08 09 Lucie à Denise Chéray (1)  1937 08 09 Lucie à Denise Chéray (2) 1937 08 09 Lucie à Denise Chéray (3)  1937 08 09 Lucie à Denise Chéray (4)

Lettre postée de Chéray –St Georges, route du Trait d’Union, Île d’Oléron

1937 08 09 Lucie à Denise cachet St Georges (1)  St Georges-Chéray

Ma chère Denise,

Je comptais vous écrire un peu plus tôt, mais je n’escomptais pas autant de fatigues à notre arrivée ici. J’ai la bonne, mais il y a tant à faire que nous sommes occupées toutes les deux au nettoyage, rangement, avec ça, une très grosse chaleur de midi à 6 heures, où on a comme seul courage que de rester étendue sur une chaise longue. Mon père est arrivé le 1er août avec le chien, je comptais le rejoindre avec la bonne, les chats, et un chargement à plein dès le 2, mais on propose et les machines disposent. Lundi matin, alors que j’étais sortie le dimanche pour faire le plein d’essence, j’ai trouvé les accus à plat. Evidemment, j’étais fixée depuis longtemps. Je savais qu’une machine d’occasion avait toujours un loup [1]et que le loup pour ma Mathis était la batterie, aussi, lundi, ai-je avalé la couleuvre, j’ai fait changé cette maudite batterie et je crois que j’ai agi sagement, car si, jusqu’à présent, les ennuis s’étaient produits au départ du garage, j’aurais bien pu, un jour proche ou lointain, me trouver à plat à 10 km de tout garage.

Accus 1930   garage années 30

J’ai reçu une lettre de Philippe en fin de mois, il a sans doute pensé que je finirais par faire comme lui, ce qui pourrait avoir quelques inconvénients quand un 1er du mois tombe un dimanche[2]. Je ne suis d’ailleurs pas très contente de sa façon d’agir. Il devrait tout de même comprendre qu’il est l’heure que je pense à moi et son silence n’est dû qu’à une bouderie. Il n’est tout de même pas officier et j’estime qu’avec 10 frs par jour, il peut s’arranger. Si j’ai acheté une auto, ce n’est certes pas pour mon plaisir exclusif, mais en perspective d’une nomination dans l’île, et je veux absolument me débarrasser de cette dette pour dégager les titres sur lesquels la Banque de France m’a prêté la somme qui m’a permis mon achat.

Titre au porteur Dette Publique Banque de France 1935 Titre au porteur, Dette Publique, Banque de France, 1935

Quand Philippe gagne de l’argent, il le dépense comme il veut, je n’y vois rien à redire, mais je lui assez donné de la main droite ce que je touchais de la gauche, pour qu’aujourd’hui il comprenne qu’il a à faire comme moi, s’arranger avec ce que je lui envoie.

Bref, j’en ai par-dessus le dos de son inconscience et comme je doute fort que dans dix-huit mois, il me fasse une rente à son tour, je suis bien obligée de prendre mes dispositions pour prolonger ma vie si charmante de fonctionnaire dans des conditions où je trouverai quelque dédommagement.

J’estime qu’à l’heure actuelle, il a l’âge de comprendre qu’on ne doit mettre ses désirs en exécution que lorsqu’on le peut de ses propres forces. Je m’excuse de vous écrire toutes ces choses, mais je vous considère un peu de la famille et à l’heure où vous allez entre en ménage, car je veux malgré tout espérer quez, dans quelques mois, Philippe sera sorti d’affaires, vous sachiez le brider, ce dont il a besoin, car trop souvent, il juge les choses arrivées alors qu’elles ne sont qu’en expectative.

Je ne serai pas nommée à St Pierre, mais il se peut que je le sois très rapidement au Château. Coup sur coup, Bertrand[3] m’a écrit trois lettres pour ce poste, mais je n’ai pas voulu lui donner ma réponse avant de savoir dans quelles conditions on pouvait se loger au Château et prendre l’air de la perception. Celle-ci m’a été sympathique et on peut trouver un pied-à-terre -4 pièces et une cuisine pour 2.500 frs gros, gros maximum. Dans ces conditions, j’ai donné mon acceptation. Nous déménagerons pour Chéray tout ce que nous voulons y mettre en grande partie, le reste irait au Château, où, plus tard, on vendrait ce que nous aurions vendu à Royan. Tous les samedis et dimanches, nous irions à Chéray, pour les petits congés, enfin, au besoin, Papa et la bonne pourraient y venir un jour ou deux avant moi et autant après, la maison serait ainsi habitée, ou pour ainsi dire habitée et le verger pourrait être mis en état de culture, toutes choses impossibles lorsqu’il faut venir de Royan -16 km ne sont rien, alors que 40 km + la traversée, c’est toute une histoire entre octobre et mai, sans compter le prix de ces voyages, pour tomber dans une maison froide et humide[4].

Je laisserai Royan sans regret, mon père avec peut-être encore moins que moi. Je suis lasse du bruit et des complications de la vie dite civilisée. Ici, la vie est bien moins chère. A Royan, le poisson est à des prix fous. Ici, hier, j’ai acheté six paires de petites soles[5] pour 3f50, à Royan, j’en aurais eu pour 8. La viande même, aussi bonne, marque une belle différence. Les poulets sont à 7f au lieu de 10,50 la livre. Quant à la solitude, elle ne me déplaît pas. Occupations journalières, des livres, une ou 2 revues, la T.S.F., c’est plus que suffisant pour conserver la philosophie que j’ai toujours eue.

L’Exposition (Universelle de Paris 1937) doit être vraiment très intéressante. En voilà 3 que je rate[6].

Exposition coloniale Paris 1907 la dernère Exposition pour laquelle Lucie est montée à Paris

S’il n’y avait pas eu cet attrait de l’île et la maison à ranger, à nettoyer après un hiver terriblement humide, j’y serais allée fin octobre, mais j’ai eu de grosses dépenses et tous mes congés sont pris. Je n’en fais pas une maladie, ce sera pour une autre fois si je vis encore.

Monsieur Proutaux n’est pas raisonnable, vous devriez lui faire comprendre que l’air de Paris n’est pas très indiqué pour redonner un sang bien oxygéné et régénérateur, que la campagne lui hâterait sa guérison[7], le sang reconstitué aiderait à la fermeture des plaies, à la consolidation des tissus. Surtout, cette grande chaleur doit terriblement l’anémier. S’il pouvait être transporté à Baignes, ce serait parfait. Calme et air pur, et si le voisinage de Paris est obligatoire pour être suivi par le chirurgien, il doit tout de même y avoir un coin pas trop loin où vous pourriez aller.

Votre tante[8] a dû louer, car il m’a semblé un jour voir la maison ouverte fin juillet et l’écriteau porte « A louer Septembre », donc elle-même ne compte pas venir à Royan cette saison, mais peut-être seulement en octobre pour le nettoyage et vous recevoir, lorsque Philippe sera en permission. Mais si je suis au Château, je crois que vous ferez aussi bien de venir à la maison, je m’arrangerai toujours pour vous trouver une chambre, dans un endroit où on loue meublé l’été, et, de cette façons, nous vous aurons tous les deux le temps de la permission.

J’ai écrit à Roger Bonnot qui lui-même a écrit au Commandant de Philippe, mais j’ignore dans quels termes, car je l’avais laissé entièrement libre d’agir dans le sens qu’il voudrait, suivant ce qu’il croirait préférable pour Philippe ; je ne sais pas ce qu’il a dit, et la réponse, car Roger est très pris par les essais du « Lieutenant-de-Vaisseau-Paris » qui doit partir vers le 15 septembre et la dernière lettre d’Yvonne[9], qui remonte à 15 jours, ne m’apprenait rien, ce qui n’était pas étonnant, Roger ayant dû écrire vers le 12 juillet.

1938 01 Revue aéronautique

Bien amicalement vôtre,                                            L. Dyvorne



[1] « Il y a un loup » lorsque l’on pense que quelqu’un cherche à dissimuler un vice caché, un problème ou une intention inavouable.

[2] Lucie alloue mensuellement une certaine somme à Philippe pour ses menues dépenses, et lorsque le mois commence un dimanche, le montant n’est envoyé que le lundi.

[3] William Bertrand est député de la Charente-Inférieure et Sous-secrétaire d'État à la Présidence du Conseil du 22 juin 1937 au 18 janvier 1938 dans le gouvernement Camille Chautemps

[4] Sans en être absolument certain, je dirais que la solution de trouver un pied-à-terre au Château fut très vite abandonnée au profit d’une vie à plein temps dans la grande maison de Chéray, séparée du lieu de travail à la perception du Château de seulement 16 km.

[5] Ces petites soles, très appréciées des Charentais, sont appelées céteaux.

[6] Lucie a raté les 3 Expositions de Paris de 1925, 1931 et 1937. La précédente était l’Exposition Coloniale de Paris 1907, Lucie avait alors 23 ans. Organisée au Jardin d'agronomie tropicale de Paris, alors territoire communal de Nogent-sur-Marne, elle est inaugurée le 14 mai 1907, par le ministre des Colonies, Raphaël Milliès-Lacroix. Elle connaît une très forte audience auprès des autorités de la République, de l’Empire, de l’étranger, ce qui lui vaut la visite du Président de la République, Armand Fallières, le 8 juin 1907. Elle est l'objet d'un vif intérêt public (1,8 million de visiteurs).

[7] Lucie n’est pas très au fait de l’état réel du capitaine Proutaux. J’imagine très bien Lucien batifoler dans la campagne avec un bras et une jambe en moins… !

[8] Marie Broussard, propriétaire de la villa de Royan, proche de la maison des Dyvorne, derrière le Casino de Foncillon.

[9] Yvonne, l’épouse du commandant Bonnot

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