Lettre de Philippe à Denise, Mi-juin 1939

Ta dernière lettre m’en annonce une autre qui ne m’arrivera sans doute pas –car si elle traverse aujourd’hui, le vaguemestre ne l’aura peut-être pas ce soir. Je voudrais pouvoir te dire où m’écrire mais le commandant[1] ne s’est pas encore décidé pour savoir où nous ferons escale.

J’aimerais encore mieux que l’on n’en fasse pas, cela nous ferait gagner un jour. Le seul endroit sûr est Curaçao[2], où nous serons le 1^er juillet –ou le 30 juin. Ecris : T.P Le Niger, Willemstadt, Curaçao.

J’ai été obligé d’interrompre ma lettre parce que 5 matelots du bord qui ont fini leur service débarquent  et sont venus me dire au-revoir –ils rentrent en France et, en leur souhaitant bonne chance, j’aurais bien voulu être à leur place.

 La poupe du Niger

Il n’y a rien qui me dise que je vais débarquer en arrivant à Toulon[3], mais je le veux tellement qu’il me semble que cela devra se produire. Tout le voyage précédent, je l’ai pensé, et pourtant, je sens que ce voyage-ci, je vais recommencer –c’est ce qui me donne le plus de courage.

Je vais essayer aussi de ne pas avoir autant le cafard pour que toi, de ton côté, tu sois plus gaie. Mes lettres ne devaient pas être bien encourageantes et, chaque fois, j’essayais de réagir mais c’était plus fort que moi.

Je t’envoie un mandat-carte de 1.500 Frs –nous toucherons d’autre argent en arrivant à Toulon- Là, j’en garde un peu pour payer mon tabac et ma cave –elle est moins forte que sur le Vautour heureusement.

Denise, pense que chaque jour nous rapproche, que la distance n’est rien, seuls comptent les jours de séparation et je serai plus près de toi à Curaçao qu’à Casablanca.

 Curaçao, le port, les docks

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[1] Le commandant du Niger est cité dans un roman de Louise Weiss (illustration ci-dessus). Il s’agit du capitaine de corvette Huet : « A Dunkerque, le commandant Huet, du pétrolier Le Niger, était resté sur sa passerelle alors que les bombes avaient explosé dans ses réservoirs à mazout et, par la précision de ses ordres, avait sauvé ses hommes. »

[2] Curaçao (en papiamento : Kòrsou) est l'une des îles Sous-le-Vent aux Petites Antilles (Caraïbes), faisant partie des Antilles Néerlandaises. En 1914, du pétrole est découvert sous le lac Maracaibo au Venezuela. La compagnie pétrolière Caribbean Petroleum Company décide alors de construire une raffinerie sur Curaçao qui ouvrira en mai 1918. Ceci explique la raison de l’escale du pétrolier Le Niger à Curaçao.

[3] Rappelons que le pétrolier Niger a pour particularité de n’avoir pas de port d’attache, autrement dit, le fait d’arriver à Toulon n’implique pas automatiquement qu’il ait une autorisation de débarquer.